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15 octobre 2015    /    

Sous les glycines, le dix-huitième : un jour à Grasse-

Pendant longtemps, j’ai eu des scrupules à raconter ma Provence, comme si chaque fois que je parlais d’elle, je parlais de moi.

Ma Provence. J’y suis née par hasard, car mes parents ne venaient pas d’ici et s’y sont installés par un heureux concours de circonstances. Je n’ai hélas pas appris l’occitan, et je n’ai pas l’accent du midi, je cache mes racines sous le tapis d’un français lisse et normé. Mais au fil des années, je l’ai ressenti avec toujours plus d’acuité : je suis provençale, profondément méridionale, viscéralement attachée à cet horizon qu’ouvre le Rhône qui a coulé sous mes fenêtres depuis l’enfance, à ce chemin de lumière vers la Méditerranée, à mes falaises de garrigue rugueuse, thym, romarin, lavandin, buis, chênes verts, et à leurs sœurs innombrables, marelle de calcaire éclatant jusqu’aux éblouissements plus purs encore de la mer, je suis chez moi dans le Sud, et nulle part ailleurs, fille des étés écrasants, du mistral qui rend fou, de ce sol aride et ingrat, de ces pierres moites, de ce monde si ancien et si beau, des tessons d’amphore au fond des profondeurs limoneuses du Rhône.

Je suis née ici, tout au sud de la Drôme provençale, là où le Rhône file entre les falaises blanches du défilé.

Je suis née ici, tout au sud de la Drôme provençale, là où le Rhône file entre les falaises blanches du défilé.

Y être née ne suffit pas ; depuis quelques années, j’apprends ma Provence. Je lis les éditions bilingues de Frédéric Mistral, de Folco de Baroncelli, du marquis de Sade, qui s’était piqué d’apprendre le provençal auprès de la fille de son notaire, une villageoise infiniment érudite, Milli de Rousset. Je fais mon pèlerinage à Notre Dame de Beauregard, à la Sainte Victoire, dans les gorges du Verdon, en Avignon et en Arles, dans les calanques de Cassis, sur l’île de Porquerolles, aux Saintes, évidemment. J’ai vécu une illumination violente lors du pèlerinage des provençaux, un jour de mai dans l’église des Saintes, un foudroiement non pas religieux, mais patriotique – oui, moi l’extraterrestre, moi l’éternelle étrangère, je suis capable, pour quelques heures, pour plus longtemps peut-être, de me fondre dans la foule et d’en être : du peuple de Provence.
Ma Provence ne s’arrête pas à ses confins historiques, je lui rends ses prolongements naturels, je renoue les Alpes Maritimes au Verdon, les azurs de Ramatuelle à ceux de Cassis. Et par un dimanche de printemps, je réalise un vieux rêve : me rendre à Grasse.

Glycines à Grasse.

Glycines à Grasse.

Il y a quelque chose dont je sais gré à ma terre natale : sa beauté imperméable aux intempéries. J’aime infiniment l’Allemagne, mais qu’elle est triste sous la pluie, si morose et étouffante, comme si l’hiver ne devait jamais finir ! Le Sud reste beau même par mauvais temps. Quand on dévale la Provençale vers le Sud, toutes les montagnes – la Sainte Victoire coiffée de brumes, dont émerge seulement la croix du midi, la Sainte Baume et sa pécheresse repentie, la roche de Roquebrune – , toutes les baies entrevues au détour d’un virage font rêver. J’aperçois la colline de Grasse, ce village perché au-dessus des vallées fleuries, et même sans l’azur, sans le soleil, sans la lumière incomparable du Sud, sa beauté me renverse. Grasse, ou l’incarnation de mon fantasme dix-huitième, de ce monde poudré de miroirs et de ravages qu’on maquille d’un sourire qui m’a happée à l’âge de treize ans, lorsque j’ai lu pour la première fois les Liaisons dangereuses. 

Flacons anciens au musée Fragonard.

Flacons anciens au musée du parfum. Toutes les passions humaines distillées dans une fiole de cristal ouvragé.

Je me souviens du Parfum de Süskind, du livre et du film – Grasse, terre promise des parfumeurs, ville fleur, ville odeur, frémissante. Les arches croulent sous les glycines en fleur, et les roses anciennes s’y mêlent parfois dans le fouillis des treilles, toute la ville a l’air d’un jardin. Je rêve de revenir en été, lorsque les jardins du musée de la parfumerie seront ouverts, et que toutes les plantes que nous mettons en flacon s’y épanouiront – mais il n’y aura plus le cri des glycines, cette mélancolie presque obscène qui nous chavire à tous les coins de rue.

Hommage à Fragonard, l'enfant terrible et chéri de Grasse.

Hommage à Fragonard, l’enfant terrible et chéri de Grasse.

Glycines autour du monument au morts, sur le parvis de la cathédrale, glycines à côté de la statue de Jean Honoré Fragonard, le peintre, le magicien qui a su mettre sous verre ce siècle de poignards et de roses. Au petit musée qui lui est consacré, l’Enfant délivrant un oiseau me ravit – délicieuse allégorie de la chasteté hésitante, oiseau sorti de sa cage, et tenu par la jeune fille par un fin ruban qui menace de glisser entre ses doigts. Portraits, scènes de genre, amitiés féminines, paysages de Grasse, esquisses préparatoires et dessins dans des petites pièces aux allures de boudoir. Quelques œuvres de Jean-Baptiste Mallet et de Marguerite Gérard, aussi, cette constellation me ravit – le musée a quelque chose d’un salon de bon goût. Je comprends pourquoi la parfumerie Fragonard a emprunté au plus illustre enfant du pays son patronyme : il y a quelque chose dans ce nom qui contient toute l’élégance à la française, polissonnerie et raffinement, rêverie et rire aigu, un idéal du grand siècle finissant en feu d’artifice.

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Jeune fille délivrant un oiseau de sa cage, Honoré Fragonard. Oeuvre exposée au musée Fragonard. Source de  l’image : http://art.mygalerie.com.

Au musée de la parfumerie Fragonard sont conservés nombre de témoignages sublimes de ces synesthésies décadentes, alliant le délire de l’odeur et l’exubérance visuelle : brûle-parfum de serpents d’or entrelacés, colliers cache-parfums, flacons ouvragés, couverts de fleurs vénéneuses, de cœurs enflammés, or et porcelaine, cristal et pierres précieuses, tout plaide en la faveur de l’infinie supériorité de l’art de la nature sur la nature. Les immenses chaudrons et alambics de cuivre, tous les ustensiles qui permettent l’enfleurage, la distillation, l’extraction, le passage de la « concrète » à « l’absolue » ont des airs d’antre de sorcières. Le parfumeur évoque l’alchimiste, le magicien – mettre l’amour, la vie et la mémoire, le désir et l’extase en bouteille, tel est son pouvoir. Je visite les usines Fragonard et j’ai furieusement envie de relire le Parfum.

Alambics au musée du parfum.

Alambics au musée du parfum.

Brûle-parfum aux courbes reptiliennes.

Brûle-parfum aux courbes reptiliennes.

Un autre musée me touche plus encore : celui du costume et du bijou provençal, juste à l’angle de la rue, une vieille maison de bois délavé où un clair-obscur mélancolique fait revivre la beauté des siècles enfuis en terre de Provence.

Musée provençal du costume et du bijou.

Musée provençal du costume et du bijou.

Dans la pénombre lambrissée s’expose la collection de madame Costa, silhouettes vêtues des plus beaux atours de l’Arlésienne, comme les convives d’un bal fantôme, crinolines, rubans, fichus noirs, art romantique et art de la Tournure, dentelles et taffetas, jupons innombrables, élégance hiératique de la Provençale des temps anciens, et ces bijoux, surtout, ces croix ! Croix de Provence, croix de Malte, croix de dévote, croix Jeannette, croix Maintenon, et ma préférée, la croix papillon, alourdissant les coups graciles de leur opulente beauté. J’ai toujours admiré les Arlésiennes, dans les rues des Saintes, lors du pèlerinage – envie soudain de posséder ce costume, et de le faire mien, d’en être digne, en vraie Provençale.

Une des croix du musée provençal. Source de l'image : http://fragonard.com

Une des croix du musée provençal. Source de l’image : http://fragonard.com

Au musée de la parfumerie, j’achète la Bible inépuisable, le Livre du parfumeur, toute l’histoire des fragrances depuis l’Antiquité jusqu’à son efflorescence au dix-huitième, jusqu’à nos jours, toutes les essences, les formules, légendes, chimie et magie ; j’achète aussi les mémoires de Jean-Claude Ellena, le parfumeur d’Hermès, créateur de Terre, de Voyage, de Jardin d’été après la mousson, et habitant bienheureux de Grasse.
Enfin, bonheur suprême, moment d’initiation : deux heures de création de parfum au studio des fragrances de la parfumerie Galimard. Tout me porte vers la famille des chyprés fruités. Les notes de fond seront la praline, le santal boisé, la vanille et l’iris, les notes de cœur la jacinthe, avant tout, en quantité prépondérante, car elle est ma fleur fétiche, précieuse cathédrale odorante de printemps, la fleur de grenadier, l’ylang-ylang et le tiaré, et les notes de tête s’efforceront d’évoquer déjà la jacinthe qui va s’imposer au cœur, lotus, freesia, magnolia, litchi, géranium. Je rejette les roses que j’aime pourtant, car rien ne doit écraser la jacinthe, ce sera un parfum de fleurs blanches, parmi lesquelles l’épée bleue et mauve trônera en reine. Je voudrais recommencer mille fois.

Dans l'atelier du sorcier.

Dans l’atelier du sorcier.

Je suis en transe, persuadée d’avoir raté ma vocation. Voici les études qui auraient dû être miennes, percer à jour les secrets des odeurs, du désir et du souvenir, étudier froidement et avec la magie dissolvante de l’intellect la chimie du sens le plus instinctif, le plus primordial. Celui qui nous bouleverse et nous fait venir les larmes. Celui qui nous fait désirer furieusement, celui qui a le don de faire revivre les morts, de mettre en flacon les secrets de l’âme humaine, créer des lieux et faire renaître le temps dans une odeur, devenir Faust ! Mon parfum s’appellera Reste donc encore – je pense bien sûr au « Verweile doch, du bist so schön… » du héros de Goethe. Il n’est bien sûr pas à la hauteur de la promesse, je le voulais précipité d’éternité, mélancolie obsédante, temple de l’amour dont on se souvient, de la tristesse de l’aube après la nuit – quand l’attente a été comblée, que le futur ardent du désir s’est mué en en adieu et en regret. Je crois le parfum sablier que l’on retourne, illusion du temps suspendu. Je voudrais recommencer. Je voudrais rester à Grasse, devenir magicienne, et faire que les glycines pleurent toujours et ne se fanent jamais – que l’amour ne blêmisse pas et que la mort nous oublie.

Devant le Musée international de la parfumerie, cette statue reproduit un dessin du XVIIIe: le parfumeur, homme flacon, chargé d'essences et de senteurs.

Devant le Musée international de la parfumerie, cette statue reproduit un dessin du XVIIIe: le parfumeur, homme flacon, chargé d’essences et de senteurs.

Roses et glycines, délices mélancoliques.

Roses et glycines, délices mélancoliques.

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2 commentaires pour
“Sous les glycines, le dix-huitième : un jour à Grasse”

  • Quel plaisir de déambuler dans cette belle ville où nous croisons de belles fontaines chantantes, des passages voûtés et des places pittoresques aux terrasses de cafés accueillantes. Nous nous attarderons, aussi, devant les maisons médiévales surélevées au 17ème siècle, aux façades fraîchement repeintes d’ocre rouge ou de jaun

  • […] comme autant de soleils jetés sur la terre du midi, la rose qui fit la fierté et la richesse de Grasse, et la sauge, qu’on voit désormais de plus en plus souvent colorer d’un rose délicat le […]

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