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2 octobre 2015    /    

Vertiges et prophéties – Los Angeles hallucinée-

Toujours à Los Angeles cette certitude me frappe comme un rayon de soleil entre dans l’œil et fait couler des larmes – il faudrait vivre ici. Il faudrait ne vivre qu’ici.

Un couple à Pacific Palisades, Santa Monica.

Un couple à Pacific Palisades, Santa Monica.

Je ne connais pas de route aérienne plus belle que celle qui lie Paris à Los Angeles. Au-dessus du Groenland et de la Terre-Neuve, les étendues de glace à perte de vue, et cette certitude soudain que d’autres créatures peuplent la terre. Ce n’est plus la terre. C’est le royaume de l’incommensurable. Blancheur déchiquetée, immensités hallucinatoires, et cette conviction irréfutable : il est des choses qui nous dépassent et nous sidèrent. Soudain je sais qu’ils existent, les secrets des profondeurs et des cieux immenses – éruptions solaires, nuits sans fin, infinis de glace. Ici vit un secret.

Puis les Rocheuses. Puis le désert du Nevada, montagnes, canyons et terre nue à perte de vue, Las Vegas au cœur du rien brûlant, des rivières fluorescentes au milieu du sol à vif. Le Mohave. Nous nous rapprochons de Los Angeles et je mesure la sécheresse, la chaleur, la rudesse de ce sol – ils ont mis le désert à leurs pieds et ils en ont fait le royaume de la blondeur éternelle.

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Rockies.

Contrastes.

Contrastes.

Los Angeles enfin, cette arrivée qui me saisit le cœur à chaque fois, quand le damier immense s’étale sous moi, nimbé de brume empoisonnée, grand comme la terre, grand comme mes rêves, et pour un instant j’oublie – l’échec, la médiocrité, la vie dans un scaphandre – je me remets à croire aux horizons infinis.

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Los Angeles, la pieuvre.

J’avais dix ans, la première fois. J’ai vu Los Angeles se dérouler sous mes yeux, infini de poussière dans le soleil rasant, lignes de fuite à l’infini que seul l’océan arrête, et j’ai su. C’était là le bord du monde dont parlaient les anciens, l’extrême limite du disque plat sur lesquels les eaux terrestres sont suspendues. Au-delà de la Californie s’étend cet océan plus grand que nos cauchemars, que les bateaux ne sauraient traverser de part en part – l’extrême limite. Nous avions poursuivi le soleil couchant jusqu’au terme de sa course, l’Occident s’abîmait ici dans les eaux insondables, et le sol se dérobait sous mes pas. Je me tenais au bord du monde. J’allais être précipitée dans le vide, ou m’envoler vers les étoiles. J’ai vu cette maquette d’univers, ce damier colossal, et je me suis promis de ne pas me défiler. D’avancer mes pions, de me jeter dans la bataille.

J’ai dix ans et je me jure que je viendrai vivre à Los Angeles. Que ma vie va changer, que je jouerai, et que je ne perdrai pas. Je veux être blonde et belle. Je veux vivre entre la plage et les étoiles qu’on foule aux pieds. Je veux une autre vie.

Quand ai-je trahi ma promesse ?

Le soir à Venice.

Le soir à Venice.

Je reviens à Los Angeles et l’espace d’un instant, j’y crois à nouveau, comme si la vie était un casino, et qu’après avoir perdu tant de fois, je pouvais encore, le front ruisselant de sueur, les doigts tremblants, le regard fou, mettre mes derniers dollars dans la fente, faire tourner la roulette une dernière fois, encore, encore, je vous en supplie, donnez-moi une dernière chance d’effacer toutes mes erreurs et d’avoir une vie où je regarde le ciel au lieu du sol.

Je me souviens de cette perfection déchirante à Newport, à Laguna Beach, sur toute la côte jusqu’à San Diego – de la beauté des femmes et du vert des pelouses, des corps parfaits, des vies sans tâches, de l’opulence et du soleil. Pourquoi existe-t-il seulement d’autres vies ?

Jogging à travers le mythe, vies parfaites, plages perpétuelles à Del Mar.

Jogging à travers le mythe, vies parfaites, plages perpétuelles à Del Mar.

Del Mar, entre Los Angeles et San Diego, un de ces endroits idylliques que cette côte produit à la chaîne - Newport Beach, Laguna Beach...

Del Mar, entre Los Angeles et San Diego, un de ces endroits idylliques que cette côte produit à la chaîne – Newport Beach, Laguna Beach…

Los Angeles est autrement laide – mais c’est une drogue dure. Aucun lieu ne me fascinera jamais autant. Los Angeles – il suffit que je monte dans le taxi, qu’il défile sur Sunset, et que je revoie tout pour que je replonge. L’immensité hétéroclite – bars et stations essence, salons de toilettage canin, néons, clubs et strip clubs, boutiques qui dealent du délire –, la folie d’est en ouest, tout au bout de l’occident, tout au bout de notre civilisation, à l’ultime frontière de notre monde, là où le Pacifique a arrêté la conquête et qu’un seul horizon s’ouvrait encore aux hommes : devenir Dieu. Ou devenir le Diable. Je ne me désintoxiquerai jamais. Je sais que tout est faux mais j’y crois dur comme fer.

Monde interlope et improbable, comme je t’aime. Je marche la nuit sur Melrose Avenue. A Necromance et à Spitfire, on vend du thé bio et des coussins à message au milieu de fœtus difformes dans du formol. Une fille à l’arrière d’une décapotable se fait un rail de coke en me regardant tranquillement. La ville est rose, mauve, stroboscopique. Je regarde des cuissardes zébrées avec un talon doré à pointes et je mange végétalien, sans gluten, sans sucres raffinés. Les façades sont dans un état de déliquescence très étudié et je me demande si c’est aussi ce que les gens pensent à mon sujet.

Melrose.

Melrose.

Melrose.

Melrose.

Melrose.

Melrose.

Au Hollywood Museum, parmi les affaires éparses de Marilyn Monroe, je me souviens qu’un seul don éclipse tous les autres – un seul don détermine l’existence. La beauté. Ceux qui en sont dépourvus n’ont plus qu’à devenir intelligents, ou bons, ou travailleurs acharnés – peu importe. Choisis dans le vrac ton lot de compensation.

Hollywood.

Hollywood.

Hollywood Boulevard, loin des Superman racketteurs. On joue Brecht à côté d’un strip club. L’église de scientologie scintille, toutes dents blanches dehors – would you care for a free personality test ? No thanks, I already know I’m wrecked. On boit des mixtures vertes dans un hangar réaménagé en bar à hipsters perfusés à la barre de prises électriques. Les distances sont abstraites. Tout est loin et tout est là.

QG de l'église de scientologie.

QG de l’église de scientologie.

Beverly Hills et collines d’Hollywood, un autre monde se déploie. Je souffre devant la perfection tranquille des grandes villas blanches serties de jardins. Les hauteurs – Griffith Observatory, Runyon Canyon, Mullholland Drive – sont striées de routes poussiéreuses, sur la ligne des crêtes, et Los Angeles luisante de carbone et de néons susurre mon nom dans mon oreille. Ici veillent au bord de leurs piscines des gens de soixante ans qui ont plus de jeunesse, de fraîcheur et d’avenir que moi.

Beverly Hills.

Beverly Hills.

Beverly Hills dans la nuit mauve. Sur Rodeo Drive, sur Canon Drive, les fontaines brillent sous les temples grecs et les arcades latines de Versace ou Vuitton, les rues commerçantes sont vides et des femmes sublimes s’arrêtent au valet parking devant des clubs et restaurants à la devanture totalement opaque, où on ne rentre que sur invitation. Des bulles de chaleur là où flambent bougies et braseros – dans des cours aux airs italiens où les gestes des femmes sont satinés.

Rodeo Drive, la nuit.

Rodeo Drive, la nuit.

Matin foudroyant.

Dévaler le Santa Monica Blvd jusqu’à la mer – naviguer paisiblement, toujours en ligne droite, au ronron constant de la boîte automatique, à travers des aplats de perfection colorée. Autant de raisons de jalouser L.A. que de palmiers au bord des routes. De bloc en bloc – L.A. a la place, l’univers se creuse ici pour donner de l’espace aux élus, les distances sont fractales, L.A. ne finit jamais – des vies parfaites se déploient dans la lumière éblouissante d’un matin d’hiver qui n’en porte que le nom. A L.A., l’hiver, c’est juste le nom qu’on donne à la saison des pantalons.

Comment le dire, comment décrire ces mondes pastels, ces grands jardins bien ordonnés, ces cascades de fleurs sur les terre-pleins centraux, comment dire ces vies de lumière inépuisable, ce coup de poignard qu’on ressent sur le Santa Monica Blvd, lorsqu’il traverse Beverly Hills. Que faut-il avoir fait pour vivre ici ? Par quel sacrifice ultime en achète-t-on le droit ? Mettre tapis de son corps et de son âme sur la table verte. Se dépiauter intégralement, arracher la chair, voici mes os, voici les valves de mon myocarde et voici les replis de mon cerveau, voici mes rêves obèses et mes faméliques vertus, voici mon cœur détraqué, examinez la marchandise, j’arrache mes doigts un à un et je les remets entre vos mains, je mise tout mon être, dans ce monde et dans l’autre – donnez-moi maintenant des cartes. N’importe lesquelles.

Depuis le Griffith Observatory.

Depuis le Griffith Observatory.

Faire maintenant la marelle de monde en monde. Quartier chicano, des devantures fatiguées qui ressemblent aux publicités des années 50 me promettent tournevis, essence pas chère et salut éternel de mon âme en espagnol. Quelques rues plus loin, quelques carrefours anonymes dans le rubik’s cube inlassable des grands boulevards qui traversent toute la ville d’est en ouest, de nord en sud, et tout est écrit en idéogrammes mandarins, et les studios de manucure se coiffent d’enseignes qui ressemblent à la tour de Shanghai, et des antennes aux fonctions obscures jaillissent au milieu d’affiches publicitaires jaunies qui vous vendent le futur tel qu’on devait le concevoir il y a vingt ans. Tourner à gauche et se retrouver en Russie sans l’avoir su – entre les palmiers et le « M » d’un MacDonald, soudain une profusion dorée de bulbes et de crucifix. La lumière est épaisse, tangible, elle ourle les rues et les toits plats comme une vague chaude, et sur les flèches dodues de l’église orthodoxe, on jurerait qu’elle caramélise. En arrière-plan du tableau, les collines de Santa Monica – les lettres blanches d’Hollywood dans le matin.

Quelque part sur Sunset.

Quelque part sur Sunset.

Arriver à l’océan et avoir envie de pleurer – c’est si beau que ça fait mal. Le paradis est là pour quelques heures. La beauté te mord au cœur comme un serpent, l’aiguillon reste fiché, le venin infuse – un shot de Californie et le monde perd de sa saveur et ta vie se dérobe sous tes pieds. Le Santa Monica Pier se jette au-dessus de la quatre voies et loin dans les vagues sculpturales du Pacifique – she’s buying a stairway to heaven. Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel conspirent à cette sensation d’éden retrouvé. Fruits frais, tee-shirts et fluorescences enfantines du Pacific Park, c’est le verger de l’innocence à portée de regard. Tu n’es pas bannie du jardin pour toujours, dit le serpent. Il existe une porte dérobée. C’est là sous les tentacules de la pieuvre mauve, sous son cœur d’encre et sa bouche goulue, c’est là dans le ventre de Pacific Park, sous la grande roue si radieuse qu’elle fait pleurer les cartes postales sépia, la porte se rouvre pour toi. Laisse-toi bercer. Je mords tous les fruits à pleines dents – ananas dorés, fraises juteuses, pastèques roses et frémissantes comme des chairs offertes – moi aussi je suis nue et vulnérable.

Sur la jetée de Santa Monica.

Sur la jetée de Santa Monica.

Le parc d'attraction, sur la jetée de Santa Monica.

Le parc d’attraction, sur la jetée de Santa Monica.

De flash en flash, dans le soleil éblouissant, la blancheur de l’écume, la courbe onctueuse du Pacifique. La route 66 finit ici.

End of the road.

End of the road.

Rester là plus longtemps, ne pas partir déjà, manger des avocats tendres comme du beurre au Mariasol sous le sombrero d’un chanteur mexicain qui chante d’un air jovial des airs à vous fendre le cœur. Ne pas partir encore. Retraverser la jetée, au-dessus de l’autoroute, et déambuler sur Pacific Palisades quand le jour tombe et que la lumière s’intensifie encore – compacte, métallique – soleil en fusion – le soleil comme le cratère d’un volcan qui me brûle jusqu’à la moelle. Engloutissez-moi, anges impitoyables. Je répète le nom de la ville comme un mantra, comme un talisman de mots. Los Angeles, Los Angeles. Envier les grandes agaves penchées sur le vide au bord de la corniche, envier la pelouse verte et grasse, envier les bancs de métal ouvragé face à l’océan, envier tous ces arbres méandreux dont le nom m’échappe, mais pas l’insigne privilège d’exister – ici – face à la baie de Santa Monica.

Neverland.

Pacific Park, ou plutôt, Neverland.

Je caresse une grande agave (qu’est-ce qu’elles sont belles, ces méduses froissées aux corps striés de jaune, ces robes de bal renversées comme un verre de tequila au bord du comptoir), elle me fiche quelques épines sous la peau. Garder quelque chose de Santa Monica en moi.

Pacific Palisades, la jetée iconique au loin.

Pacific Palisades, la jetée iconique au loin.

Arbre du dragon et familles à vélo.

Arbre du dragon et familles à vélo.

Agaves et plage.

Agaves et plage.

Crépuscule à Venice. Corps décharnés des junkies poussant leur caddie remplis de poubelles, têtes alourdies par des nœuds de dreads, pesanteur et grâce des skateurs sur les canyons de métal au bord du sable – ils sont lourds et puissants tout à la fois, des pumas sur des radeaux, jetés dans un océan de fer et de soleil. Cônes décorés et sculptures industrielles, couleurs stridentes, cris et rires. Des gens qui se serrent dans les bras. Attrapes-rêves, art naïf, bric à brac, pipes à eau, dessins à la bombe, Santa Muerte hilares. La cour des miracles – en est-il un pour moi ? Que quelqu’un lise les lignes de ma main et me jure que ma vie va changer. Devenir Rilke à Venice Beach. Tu dois changer ta vie, dit le soleil qui tombe. Moment suspendu, comme l’apothéose d’un gigantesque incendie, juste avant l’effondrement – cet instant où le brasier défie le ciel – où les langues de feu dévorent tout l’espace – moment d’or pur et de flambée suprême avant que la maison ne s’écroule et que la nuit grise ne s’abatte sur le boardwalk soudain déserté. Les créatures sont appelées à d’autres lumières, il ne reste plus que les squelettes, les goules, les larves. Forêt de masques grimaçants, de veines à bout de souffle, mille fois poinçonnées. Le démon qui crépite à mon oreille. N’espère pas fuir ta vie. Où que tu ailles, ton cœur est vicié.

Venice Beach.

Venice Beach.

Venice.

Venice.

Dérouler les freeways comme autant d’hydres brûlantes. Mesmérisme lumineux des monstres de bitume qui prolifèrent dans le noir. Puis revenir aux îlots de silence feutré.

Eucalyptus et magnolias à la douceur déchirante sur les hauteurs de Crescent Drive – que ce monde est beau. Les coupoles de l’observatoire au-dessus des hauteurs verdoyantes – on jurerait une basilique ou une mosquée – juché sur un sommet pour mieux se jeter dans les étoiles. Le soir sur Mulholland Drive, l’immensité lumineuse m’évoque l’infini des galaxies inconnues. La nuit est froide et solitaire et je ne sais plus pourquoi je tremble – si c’est la température, ou si c’est ma vie.

Pourquoi m’a-t-on tant promis ?

Dernières lueurs.

Dernières lueurs.

Sur Mulholland Drive.

Sur Mulholland Drive.

Serpentines des freeways, comme partout à L.A.

Serpentines suspendues des freeways, comme partout à L.A.

Devenir Los Angeles.

Nous ne sommes plus à l’heure de la sidération – on se retrouve, on s’apprivoise à nouveau. J’ai cessé de te trouver laide, désormais, de ne voir en toi qu’un chaos symétrique et uniforme, maintenant que je t’ai vue d’en haut, depuis le parc de Runyon Canyon, où des casques blonds inamovibles tiennent en laisse des bouquets de chiens, au milieu des palmiers, des serpents à sonnette et des collines aux airs de sierra où chaque crête plonge sur la ville ; ou encore, depuis le Getty Center aux airs de trampoline et château gonflable pour millionnaires. (Au Getty Center, on me dit : laisse ta voiture en bas de la colline, 15$ le parking, et des jeunes gens avenants te conduiront à un funiculaire impeccable, qui serpentera vers les hauteurs tandis qu’une voix de parc d’attraction te promettra le meilleur de l’art européen, des snacks et de l’air climatisé. C’est une exposition coloniale – les vieilleries de mon monde, achetés à prix d’or pour divertir un vieux couple à la richesse stratosphérique, agencées avec goût dans le ventre de cette fantaisie architecturale aux protubérances immaculées.) Depuis les labyrinthes et les rocailles des jardins, je vois le bleu du Pacifique, et l’or du sable – il remonte par capillarité, le long du Santa Monica Boulevard. A l’ombre des riches, que tu es belle, ma ville-totem, ma malédiction.

Getty Center.

Getty Center.

Runyon Canyon.

Runyon Canyon.

Maintenant que je te comprends, le bosquet de gratte-ciels de Downtown n’est plus le seul relief qui rassure mon regard, puisque je t’ai vue de l’intérieur, parcourue à hauteur d’habitante – laisse-moi y croire, je me ferai caméléon, je ferai tout ce que tu veux – je cède au leurre  –  tu es ici chez toi, depuis toujours, tu le sais, ne repars pas, meurs ici s’il le faut, mais ne repars pas – maintenant je ne suis plus aveuglée par les étoiles sales d’Hollywood Boulevard, par les diamants enchâssés de parkings et de no man’s lands crasseux du strip, j’ai entrevu mon chez moi sur tes parallèles, entrevu, entre le chaos des grands boulevards, des petites rues de conte de fée, où des haciendas miniatures clapotent à l’ombre des palmiers. Que la vie est douce pour les éternellement jeunes, beaux et riches. Maintenant que j’ai trouvé tes criques à l’abri de la tempête d’ozone, tes havres de beauté quotidienne, tes petites rues qui fourmillent de bars et de boutiques aux airs de bonbonnière, que j’ai goûté les petits déjeuners à Joan’s on the third, les jardins et les fontaines, les cookies entre les statues du LACMA, les manucures face à l’océan à Santa Monica, les crépuscules en draperies mauves entre les palmiers, pop cheap à plein volume et vitres ouvertes, maintenant l’illusion s’opacifie, l’addiction est incurable – you belong here. Tu es ici chez toi. Tu pourrais vivre comme ça – toute ta vie. Chaque détail met mon cœur à nu. Le quotidien me transperce. Suis-je si vulnérable, si écorchée qu’un jus de fruits pressé frais et des quarters dans un parcmètre puissent me faire monter les larmes aux yeux ?

Los Angeles, tu me ravages depuis le premier instant. Ce n’est pas New York, même si je l’aime profondément et qu’Alex de Bons Plans New York m’en dit toujours le plus grand bien, ce n’est pas Berlin, ce n’est pas Paris – c’est toi. Ma ville. A moi pour toujours. Ici je perds le sommeil et où je retrouve le fil de mes rêves. Il est tranchant comme une lame de rasoir. Et il glisse. Il s’enfuit. Je vois avec horreur combien de mètres de câble sont déjà partis sous l’eau – aimantés par la profondeur – et je m’ensanglante les paumes à le retenir. Il file entre mes doigts, l’abîme l’appelle, à l’autre bout c’est un boulet en chute libre, lesté par le temps et l’usure et les opportunités manquées, alors l’urgence me vrille le cœur – l’adrénaline m’inonde, je me jette et je m’y agrippe, peu importe la blessure – car si je ne l’attrape pas maintenant, si je ne l’empêche pas de fuser par-dessus bord, alors – tout est fini.

 Ta chance a expiré, ma vieille. Tu réessaieras dans ta prochaine vie.

Attrape le fil, quel que soit le prix. Rampe et saigne.

Car il n’y a pas de prochaine vie. Je ne crois pas à ton Jésus en brushing au-dessus du Taco Bell. Les cercueils n’ont pas de porte.

 

West Hollywood.

West Hollywood.

Aube à Beverly Hills.

Aube à Beverly Hills.

Au LACMA un escalator me jette sur les lettres d’Hollywood. Je vois les montagnes au loin – le désert brûlant et la neige des sommets. Toute l’hostilité venimeuse dont la Californie a triomphé. Rien n’est si facile, ma chérie. Je me souviens des fantômes. Art des Amériques, des olmèques à Diego Riviera. Inframonde aux cavités innombrables, déesse de la pluie accroupie, grimaçante, serpent-oiseau, balles qu’on jette à travers des cerceaux et cœurs palpitants du haut des grandes marches, figures de mort, monde sans fin, maïs et crânes effilés, foisonnement du sol – le mort et le grain en germe –, joyaux de jade et de pyrite. Arrivée des conquistadors, crucifix qui incendient la jungle, bois laqués et émaillés, vierge de Guadalupe en mosaïque sur des autels d’ébène. Puis l’art si caractéristique du vingtième siècle en Amérique latine. California, 31e état, hispanique jusqu’en 1952. Se souvenir de la terre rouge et des correos. Se souvenir du mur, à deux heures de là, et du désert jonché des ossements des descendants. Furieuse envie d’apprendre l’espagnol.

Urban Light, devant le LACMA.

Urban Light, devant le LACMA.

LACMA encore. Abstractions. Delacroix. Art de Papouasie-Nouvelle Guinée. Haunted scenes, expressionnisme allemand. Regarder les angles tordus, les perspectives disjointes, les ombres tranchantes, les vampires et les parias, les femmes poignardées dans leur sommeil, les robots aux yeux vides, Méphistophélès engloutissant le soleil, les escaliers Jessner et les boyaux souterrains, comme on regarderait un album de famille. Au cabinet du Dr Caligari, je suis chez moi. Rentre dans ta crypte comme dans ton berceau. Tous les êtres à qui je suis chère – quelle que soit la profondeur et la sincérité de leur amour pour moi – me trouvent bizarre et ont un peu peur de moi. Tout le monde le pressent, mais qui le comprend vraiment ? Que seul l’étrange me rassure et me ressemble, et que vous ne pouvez rien faire pour moi ?

Quelque part dans un paradis sous vitrine, entre L.A. et San Diego - Del Mar, Laguna Beach, Newport Beach, je ne sais plus.

Quelque part dans un paradis sous vitrine, entre L.A. et San Diego – Del Mar, Laguna Beach, Newport Beach, je ne sais plus.

LACMA toujours. James Turrell et l’installation « Ganzfeld », expérience d’immersion lumineuse, pieds nus sur une grande pente blanche s’ouvrant sur une corniche dont j’aimerais avoir le droit de m’approcher davantage (– est-ce le vide ? est-ce profond ? dites-le moi, laissez-moi sauter, vous savez que je suis une fleur des gouffres. Si, bien sûr, j’ai peur. Mais j’ai toujours peur, peut-être en ai-je donc perdu la mesure. Il paraît que je n’ai pas d’instinct de survie.) La lumière me noie. Couleurs changeantes. Formes esquissées dans le vide, dans l’opacité lumineuse – sont-ils bien là, ces dragons, ces avalanches, ces foudroiements, ces ectoplasmes, ces fulgurances qui me crèvent la rétine un instant, puis s’évanouissent ? Or is it only in my head ?

Only in your head, oh, forget your head, and you’ll be free… Je me souviens de ce film sur Bowie, quand il arrive en Californie pour la première fois. Bowie émerveillé, incapable de se détacher du paysage que traverse sa limousine, buvant du lait à la bouteille. Disant: there’s a fly in my milk and it absorbs all the liquid around it. Moi aussi, je suis une mouche piégée dans le lait.

Seulement dans ma tête ? Mais cela ne le rend pas moins réel. Ce que je vois dans la lumière – cette divination photonique – j’y crois. Avancer vers la lumière, jusqu’au seuil. Même s’il me faut chuter dans le vide pour poursuivre ces formes qui m’appellent. Pauvre petit papillon sans ailes. C’est la lumière de Los Angeles qui me happe – brume électrique, nappe de poison, feux follets dans le crépuscule, matin brûlant, nuit algueuse, étincelles d’essence, embrasement imminent, brève respiration claire de l’océan, jours sans fin, désert sanglant, terre rouge, bitume en fusion, yeux verts, rouges et or dans le gris, phosphorescences toxiques, galaxie sans fin d’hypnoses clignotantes qui jettent les corps au-dessus du parapet.

Le soir à Venice.

Le soir à Venice.

Voir des visages dans le ciel et ne pas avoir d’ailes.

Ne pas savoir lire les signes et les présages.

Que quelqu’un appelle les chaldéens, que quelqu’un lise pour moi, je vous en prie. Que quelqu’un déchiffre les lignes de mes mains tendues et le fond de mes tasses, additionne les chiffres de ma naissance et les mouvements de mes planètes, et me dise la vérité. La vérité ! La vérité ! Quand bien même ma tête devrait rouler à ses pieds, quand bien même une main blanche devait écrire Mene Tekel sur le mur, il me faut savoir.

Est-il encore temps ? 

Crépuscule à Venice Beach.

Crépuscule à Venice Beach.

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Un commentaire pour
“Vertiges et prophéties – Los Angeles hallucinée”

  • J’ai découvert Los Angeles l’été dernier, je suis loin d’avoir été aussi charmée que toi par la ville. On y a pourtant découvert des endroits merveilleux et les quelques jours passés là-bas me font chaud au cœur quand j’y repense – mais ce n’était pas suffisant, la chaleur écrasante, la grande ville, le bruit – tout ça ce n’est pas pour moi.

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