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4 janvier 2016    /    

Mémoires ambiguës de Guadeloupe-

Au-delà de la beauté des plages et de la jungle colorée, la Guadeloupe reflète aussi avec une acuité particulière l’histoire douloureuse des Caraïbes, et les défis auxquels elles doivent faire face. Voyage dans la France ambiguë des latitudes lointaines, en passant par le mémorial ACTe consacré à l’histoire de l’esclavage, les plantations de canne à sucre, ou encore l’habitat insalubre des oubliés.

Cet article est consacré à la mémoire de l’esclavage et aux problèmes actuels de la Guadeloupe. Il fait suite à cet autre article plus léger, axé lui sur les plaisirs du voyage, qui célèbre les splendeurs de l’île papillon et de Marie-Galante. => voir l’article

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L’habitation Murat, ancienne plantation et usine sucrière exploitant nombre d’esclaves, à Marie-Galant.

C’est des Antilles que partira la conquête du Nouveau Monde. Lors de son premier voyage, en 1492, Christophe Colomb accostera à Cuba et Hispaniola ; lors du deuxième, en 1493, il touchera terre en Guadeloupe. C’est ici que fut mis en place le système esclavagiste, qui asservit tout d’abord les populations Amérindiennes, puis les peuples noirs d’Afrique, déportés en masse sur des négriers qui traversaient l’Atlantique.
Ainsi, l’histoire des Antilles présente le terrible visage d’une lutte de fantômes : ce sont des îles dont la population originelle a été décimée, et remplacée par un peuple d’exilés et de suppliciés. A l’époque où Colomb aborde à ces rivages, les Antilles sont habitées par ces peuples qu’on a nommés par erreur les « Indiens », Caraïbes, Arawaks, Kalinagos, Taïnos. Si les Kalinagos tentent de résister à l’invasion, les Taïnos sont l’exemple même du peuple sacrifié aux conquistadors : Christophe Colomb dit d’eux qu’ils sont un « peuple d’amour », ne connaissant que la gentillesse, et que pour cette raison, ils feraient d’excellents serviteurs – les voilà esclavagisés, fourbus, anéantis. L’art des Taïnos, en communion avec le royaume des morts, est rempli de crânes souriants et de créatures d’ombres aux yeux béants ; aujourd’hui, ces orbites vides, comme un présage du néant et de l’oubli, me serrent le cœur et nous accusent. Qu’avons-nous fait, nous Européens, dévoreurs de mondes ?

Art des Taïnos. Image tirée du livre Taïnos, peuple d'amour, par Bernard Michaut.

Art des Taïnos. Image tirée du livre Taïnos, peuple d’amour, par Bernard Michaut.

Il ne reste aujourd’hui presque plus rien des peuples premiers des Caraïbes, si ce n’est quelques minuscules communautés isolées à Dominique, à Saint Vincent et à Trinidad, où des Kalinagos ont pu survivre en autarcie. Et dans nos langues latines et germaniques, quelques reliques des leurs, des mots que nous leur avons empruntés pour décrire les choses inédites et inconnues : Caraïbe, avocat, boa, caïman, havane, curaçao, curare, goyave, maïs, ouragan, ocelot, pirogue, savane, tabac, toucan, ces noms étaient ceux qu’employaient les indiens disparus des Caraïbes.

Coffre au trésor abandonné sur une plage, symbole du passé qu'on exhume ?

Coffre au trésor abandonné sur une plage, symbole du passé qu’on exhume ?

Pour cultiver le tabac et la canne à sucre, ces peuples sont mis en esclavage, et meurent à petit feu d’épuisement et des maladies rapportées d’Europe. Leur servitude dure jusqu’à la célèbre controverse de Valladolid, en 1551. Sensibles aux arguments de Bartolomé de Las Casas, les autorités ecclésiastiques s’émeuvent du sort terrible réservé aux Indiens, et acceptent de cesser leur esclavage, les reconnaissant eux aussi comme des enfants de la création, faits par Dieu à son image. Mais il faut pourtant préserver les intérêts des conquistadors, et ne pas freiner l’activité économique espagnole, dopée par les produits du Nouveau monde… Quel sera alors le peuple immolé à l’avidité européenne, le peuple qu’on soustraira à l’humanité et qu’on assimilera à la bête sauvage ? Les Noirs, dont on fait les descendants de Cham, le fils maudit de Noé « condamné à être l’esclave de ses frères ». Le crime atroce se met en place, avec sa logistique transatlantique bien huilée : le commerce triangulaire. Arrachés aux côtes de l’Afrique de l’ouest, et notamment au golfe de Guinée, près de treize millions d’êtres humains firent le « passage du milieu » – la traversée de l’Atlantique –, enchaînés dans des conditions sordides, au fond des cales des négriers, pendant trois mois environ. Ceux qui survivent à cet enfer se voyaient jetés dans un autre : une vie de servitude et d’humiliation, d’indignité et d’exactions, rythmée par les claquements du fouet et les prescriptions du terrible « Code Noir », qui réglemente la dégradation d’êtres humains au rang d’objets perpétuellement soumis à la violence et l’arbitraire.

Le Code Noir, de sinistre mémoire.

Le Code Noir, de sinistre mémoire.

L’Eglise bénit l’horreur, baptise de force les esclaves et prétend les arracher ainsi à leur vie sauvage et païenne, leur promettant ainsi le royaume des Dieux après une vie où on les aura pourtant traités comme s’ils n’avaient pas d’âme. Les sociétés islamiques d’Afrique de l’Ouest vendent leurs frères noirs, arguant que l’esclavage des non-musulmans est un ordre divin. Ainsi se met en place cet effroyable consentement des monothéismes à l’avilissement et l’assujettissement de millions d’hommes, femmes et enfants.

Ce christianisme qui fut autrefois imposé de force aux Africains fait aujourd'hui partie prenante de l'identité créole. Ici, l'église Saint-Pierre et Saint-Paul, à Pointe-à-Pitre, à la voûte de métal construite dans les ateliers de Gustave Eiffel. Durant la période de l'Avent, on entend partout des chorales entonner des chants religieux - cette tradition des choeurs itinérants s'appelle "chanté Nwel".

Ce christianisme qui fut autrefois imposé de force aux Africains fait aujourd’hui partie prenante de l’identité créole. Ici, une messe à l’église Saint-Pierre et Saint-Paul, à Pointe-à-Pitre, à la voûte de métal construite dans les ateliers de Gustave Eiffel. Durant la période de l’Avent, on entend partout des chorales entonner des chants religieux – cette tradition des choeurs itinérants s’appelle “chanté Nwel”.

Sur les quais de Pointe à Pitre, en face de la Place de la Victoire et du centre historique, le mémorial ACTe (Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la Traite et de l’Esclavage) commémore le crime contre l’humanité. C’est un immense musée à l’architecture saisissante, dont la silhouette rappelle celle des bateaux négriers, et que ses concepteurs ont décrite comme « des racines d’argent sur une boîte noire ». La boîte noire, c’est le fond sans issue de la cale, mais aussi la mémoire collective, cette tentative d’enregistrer et de consigner les mémoires niées ; les racines d’argent, ce sont la quête des origines, et l’espoir immortel. L’exposition permanente retrace l’histoire de l’esclavage aux Antilles et dans le monde, à travers un parcours visuel, sonore, sensoriel poignant. La muséographie montre le Code Noir, l’obscurité suffocante de la cale et les chaînes aux chevilles, elle raconte aussi le long chemin vers l’abolition.

Mémorial ACTe.

Mémorial ACTe.

Mémorial ACTe. musée pointe à pitre mémoire guadeloupe esclavage

Mémorial ACTe.

Je continue de lire, le soir après le musée. La XIIe lettre du Voyage à l’Isle de France, de Bernardin de Saint Pierre, qui raconte les tortures et la cruauté, s’émeut de l’effroyable condition noire, et secoue l’Europe cultivée. L’histoire de la déshumanisation de masse. Les premiers rêves noirs, la science-fiction abolitionniste : en 1786, Louis Sébastien Mercier écrit L’an 2240, rêve s’il en fut jamais, roman d’anticipation qui met en scène l’avènement du « Vengeur du Nouveau Monde », un vengeur noir qui brise les sceptres et les couronnes des empereurs d’Europe.

La révolution française promulgua une première abolition, qui ne fut appliquée nulle part, si ce n’est en Guadeloupe, où les esclaves goûtent pour la première fois à un semblant de liberté. Mais dès 1802, Napoléon estime que « la liberté est un aliment auquel l’estomac des Noirs n’est pas prêt » et rétablit l’esclavage dans les colonies. Des officiers noirs désertent et tentent de sauver leurs frères. Delgrès, le commandant de Basse-Terre, se joint à la rébellion. C’est la guerre de Guadeloupe, la lutte désespérée contre le retour au néant, menée par Delgrès qui proclame « Vivre libre ou mourir ! », et meurt sans se rendre dans l’assaut du fort où ses troupes dissidentes s’étaient retranchées. C’est un suicide héroïque, une lutte à mort que Delgrès savait perdue : il fait sauter le fort de la ville de Basse-Terre, se tuant plutôt que d’être captif, et tuant du même coup des soldats de l’armée napoléonienne. Les traces des luttes sont tangibles, au sud de la Basse-Terre : les ruines du fort Delgrès s’élèvent toujours face aux monts Caraïbes.

Collines impénétrables de la Basse-Terre, où Delgrès s'était réfugié.

Collines impénétrables de la Basse-Terre, où Delgrès s’était réfugié.

 

Buste de Delgrès à Matouba. Auteur LPLT, Wikipedia Commons.

Buste de Delgrès à Matouba. Auteur LPLT, Wikipedia Commons.

Au mémorial ACTe, une longue passerelle mène du musée au jardin de Morne Mémoire, depuis laquelle on voit la baie de Pointe-à-Pitre, et au loin, les contours de la Basse-Terre. On imagine plus qu’on ne devine la Souffrière toujours plongée dans les nuages, et les forêts escarpées des Mamelles, où plus de six cent esclaves marrons (évadés) ont vécu cachés dans les montagnes, jusqu’à l’abolition définitive de l’esclavage en 1848, défendue par Victor Schoelcher. 1848 – il a fallu tant de temps, tant de souffrances.

Jungle touffue de la Basse-Terre.

Jungle touffue de la Basse-Terre. Nombre d’esclaves marrons se cachaient ici, dans les monts des Mamelles.

Partout au mémorial ACTe, les œuvres des artistes contemporains tentent de représenter l’indicible, et de se réapproprier l’histoire. Je suis frappée par l’Arbre de l’oubli, par le plasticien camerounais Pascale Marthine Tayou. Avant d’embarquer dans les navires, les captifs quittant les côtes africaines devaient opérer le rituel de l’arbre de l’oubli : tourner sept fois autour d’un arbre, pour effacer à tout jamais leur passé. L’œuvre de Pascale Marthine Tayou représente ce que les esclaves laissent derrière eux, fétiches, masques, amulettes, objets rituels, objets quotidiens, leur religion et leur culture, un monde symbolique à qui ils doivent dire adieu.

L'Arbre de l'oubli

L’Arbre de l’oubli. Source : Mémorial ACTe, Région Guadeloupe

Mais en vérité, les Noirs n’oublient pas. Les esclaves recréent aux Antilles le continent perdu, cultivent leur africanité, les rites animistes, les dieux et les esprits qu’on tente de leur interdire, les fêtes carnavalesques où, l’espace d’un instant, l’ordre inique du monde est mis sans-dessus-dessous et le monde d’avant ressurgit. Des générations et des générations après la déportation, les descendants de ceux qui ont connu l’Afrique continuent de rêver d’elle, d’un retour fantasmé vers cette terre promise qu’ils parent des brumes du rêve. Le mythe du retour fait battre les cœurs – dès 1787, le Sierra Leone est le premier territoire africain destiné au retour des esclaves affranchis. Suivent en 1792 Freetown, et en 1822, le Liberia, territoires où les damnés de la terre seraient à nouveau souverains, et y subissent souvent de cruelles désillusions. Le retour est cruel, mais le rêve de la terre promise se poursuit : Marcus Gravey tente en 1918 de lever des fonds pour affréter de vieux bateaux et créer la Black Star Line, organisant le retour des Noirs vers l’Afrique. La banqueroute, la prison et une mort solitaire condamneront son entreprise.

Joseph Jenkins Roberts, premier président du Libéria, 1847. Source

Joseph Jenkins Roberts, premier président du Libéria. Fondé en 1847, le pays devient la seconde République noire, après Haïti. Source.

Aujourd’hui encore, je sens parfois affleurer dans les rues des villes et villages guadeloupéennes cette nostalgie mélancolique du continent inconnu. Si Basse-Terre, la vieille capitale, est cossue et douce, la région de Pointe-à-Pitre est sinistrée. Pas de petites maisons de bois coloré ici, mais des bidonvilles et des taudis insalubres – la route de Pointe-à-Pitre à Sainte-Anne donne une image effrayante du délabrement urbain. Et dans les quartiers pauvres de ces agglomérations, partout, partout, des rastas arborent des Afriques au cou et sur leurs vêtements, et attendent le retour du Lion de Juda, symbole du panafricanisme. Derrière les images de carte postale, les Antilles sont tragiques. Leur population originelle, les Indiens Caraïbes, a été décimée et anéantie, remplacée par un peuple d’exilés dont le cœur porte au-delà de l’Atlantique, vers les rivages auxquels on les a arrachés – d’où peut-être ce flottement, cette langueur triste que je ressens dans les rues guadeloupéennes, l’attente de quelque chose qui ne viendra pas, qui n’est plus. Ici tout est précaire, tout est provisoire, comme si le grand départ était proche. Ou comme si la métropole les avait complètement oubliés.

Bidonvilles.

Bidonvilles.

L’état de délabrement et d’insalubrité de cette partie de l’île fait honte à la France. Je ne pensais pas voir, dans un département français, des bidonvilles à perte de vue, des villes entièrement tissues d’un fatras de tôles disjointes qui portent çà et là les marques des incendies, prouvant le danger extrême que représente cet habitat de fortune. Je ne pensais pas voir une telle misère dans les rues, et tant de personnes qui ne mendient même plus (auprès de qui ?), et qui dérivent juste, peut-être ivres ou droguées, ou peut-être juste abîmées dans les profondeurs de leur déréliction. Parmi cette foule hâve au regard vide, on trouve des jeunes et des vieux, des Noirs et des Blancs – population créole locale, et métropolitains venus tenter leur chance dans les paradis insulaires que leur faisaient miroiter les magazines, pensant sans doute que la misère serait moins pénible au soleil. Ceux-là sont devenus ce que les Guadeloupéens appellent des « Blancs gâchés », qui souvent se perdent dans ces trafics de speed et de crack qui minent l’île.

Pas de bidonvilles au sud de Basse-Terre, mais une sensation de délaissement dans ces rues sorties d

Pas de bidonvilles au sud de Basse-Terre, mais une sensation de délaissement dans ces rues sorties d’un autre temps.

Quand je rentre dans les supermarchés guadeloupéens, je comprends soudain ce qui a motivé les émeutes de 2009 contre la vie chère, la colère populaire fédérée par la LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon, soit Collectif contre l’exploitation outrancière). Dans ces quartiers, les étals des magasins ressemblent à une mauvaise plaisanterie. Il n’y a rien, et tout est hors de prix. Impossible de croire qu’on est dans un département français, alors que les produits les plus basiques et évidents sont quasiment impossibles à trouver, et qu’on ne propose aux consommateurs qu’une collection sinistre d’articles démodés, vétustes, incongrus, à des prix hallucinants. Aucun choix, si ce n’est pour les rhums arrangés.

Les magasins ont des airs de caricature : il est plus facile de trouver du rhum ou du punch qu'un certain nombre de produits de base.

Les magasins ont des airs de caricature : il est plus facile de trouver du rhum ou du punch qu’un certain nombre de produits de base.

Même les organismes officiels participent à ce racket institutionnalisé : au mémorial ACTe, les livres coûtent deux à trois fois le prix public indiqué. Je me penche sur un petit livre d’une centaine de pages. Au-dessus du code barre, qui annonce un prix de 12 euros, on a collé une étiquette annonçant le nouveau tarif : 38 euros 90. Même les livres vendus par des maisons d’édition guadeloupéennes, donc locales, sans frais d’importation, voient leur prix tripler. A qui profite ce racket généralisé ? Pourquoi laisse-t-on les Antilles françaises se transformer en taudis hors de prix ? Il est impossible de savourer la beauté de la Guadeloupe sans ressentir en même temps de la colère quant à l’état d’indigence et de dysfonctionnement dans lequel on laisse croupir certaines zones.

Visions de Pointe-à-Pitre.

Visions de Pointe-à-Pitre, entre couleur locale chaleureuse et sentiment d’abandon.

Bien sûr, le tableau est loin d’être partout aussi désastreux. On pourrait évoquer les villages du sud coquet de la Basse-Terre. Bien que partiellement défraîchis, eux aussi, ils ont un charme suranné aux accents de troisième république. On pourrait encore évoquer Marie-Galante, qui est un bon exemple de ruralité réussie, et de mémoire apaisée. Haut lieu de la culture de la canne, la petite île ronde était un épicentre de l’esclavagisme ; aujourd’hui, la canne reste omniprésente, mais elle est devenue un atout économique pour les habitants de l’île. De petits domaines assurent non seulement la culture de la canne, mais aussi sa transformation : en sucre, en sirop de batterie, en rhum. Les distilleries ont des airs approximatifs – machines anciennes dans des hangars –, mais le produit est bon, et se targue de perpétuer le secret des modes de production ancestraux. La canne est une garantie de préservation d’un mode de vie traditionnel, mais digne. Visiter Marie-Galante pousse à l’éloge de la ruralité guadeloupéenne. Pas de bidonvilles, comme autour de Pointe-à-Pitre, mais des villages charmants, des gens au travail dans les champs – comme le dit le guide de l’excursion, « à Marie-Galante, on a du travail et des maisons, pas comme à Pointe-à-Pitre. Il faut dire aux jeunes de venir planter la canne à Marie-Galante, même les jeunes de la métropole : c’est mieux de récolter la canne que de fumer le joint dans le métro parisien ». Sans doute un message subliminal aux « blancs gâchés » qui vont grossir la misère périurbaine.

Fabrication de sirop de batterie à Marie-Galante.

Fabrication de sirop de batterie à Marie-Galante.

 

La canne à sucre, à partir de laquelle on fabrique ce sirop très sucré.

La canne à sucre, à partir de laquelle on fabrique ce sirop très sucré.

Le mémorial ACTe participe à un mouvement de réconciliation des mémoires, dont un autre avatar remarquable est le projet de la « Route de l’esclave » : un parcours de mise en valeur des lieux marquants de l’histoire de l’esclavage en Guadeloupe, que l’on peut suivre sur les différentes îles de l’archipel. Cimetière d’esclaves, anciennes plantations, musées, mémorial, fort de Delgrès, tout participe à cette commémoration discrète, mais affirmée, du passé douloureux.

Route de l'esclave, à travers la Guadeloupe. mémoire guadeloupe

Route de l’esclave, à travers la Guadeloupe.

A Marie-Galante, c’est l’habitation Murat que je visite, les ruines imposantes d’une sucrerie qui tournait à plein régime au début du dix-neuvième, l’apogée de l’ère esclavagiste, où l’exploitation de l’homme par l’homme s’était massifiée et industrialisée.

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Habitation Murat.

Face au château néoclassique construit par le maître se tiennent les cheminées de l’usine, et les différents moulins dans lesquels on broyait et pressait la canne. Le village des esclaves a disparu, mais on a reconstitué leur jardin médicinal, les plantes traditionnelles avec lesquelles ils se soignaient, reprenant à leur compte le savoir ancestral des Indiens Caraïbes. Cruelle ironie, on y retrouve aussi les daturas, ces plantes riches en alcaloïdes et violemment hallucinogènes, que les jeunes en perdition mêlent au cocktail macaque – une bombe suicidaire, mélange de différents alcools forts et, souvent, d’essence. Les suicides de jeunes sont effroyablement élevés en Guadeloupe, et aux suicides à proprement parler s’ajoutent tous les comportements suicidaires qui n’en disent pas le nom, conduite en état d’ivresse, consommation de cocktail macaque, paris kamikazes. J’ai vu cela à Hawaï ou en Nouvelle Zélande – il y a, dans ces paradis sur terre, une forme de désespoir insulaire qui frappent les peuples qui se sentent laissés pour compte.

Maison de maître, à l'habitation Murat.

Maison de maître, à l’habitation Murat.

 

Bidonvilles.

Bidonvilles.

 Le mémorial ACTe est contesté, non seulement en raison de son coût exhorbitant (83 millions d’euros), dans une région qui a tant besoin de fonds publics, mais aussi sur le plan idéologique et historiographique.
Malgré tout, je crois à la mémoire que l’on soigne pour préparer l’avenir. Partout maintenant en Guadeloupe, les lieux de mémoire affleurent, et le ton est juste. Je me souviens qu’il y a dix ou vingt ans encore, certains touristes revenant des Antilles se plaignaient de l’agressivité spontanée envers les métropolitains, de la méfiance intuitive des descendants lointains des esclaves envers les descendants lointains des négriers. Je n’ai pas ressenti cela lors de ce voyage en Guadeloupe, mais au contraire, un désir profond de montrer aux métropolitains la culture créole, la beauté et l’histoire de cette autre France. Je crois aux vertus thérapeutiques de la mémoire collective – je crois à l’apaisement.

Cimetière guadeloupéen traditionnel, avec les mausolées en damier.

Cimetière guadeloupéen traditionnel, avec les mausolées en damier.

Mais je sais aussi que le mémorial ACTe et la route de l’esclave ne suffiront pas. Pour que les gens des Antilles ne se sentent plus considérés comme des citoyens de seconde zone, oubliés par la métropole lointaine, il faudra résorber l’habitat insalubre, faire disparaître ces bidonvilles honteux qui crient à la face du monde que la France se fout bien de la Guadeloupe. Et pour créer de l’emploi (60% des jeunes de Guadeloupe souffrent du chômage), créer de la richesse, les Guadeloupéens nous enjoignent de visiter leurs îles, et notamment celles qui restent à conquérir par les amoureux du silence et de l’aventure, par ceux qui rêvent d’itinéraires hors des sentiers battus, comme la Désirade, Marie-Galante, certains îlots des Saintes.

Visions de Pointe à Pitre : statue de Vélo, joueur de tambour traditionnel guadeloupéen ( gwo ka) des années 70, autour de laquelle les rastas se réunissent. Quais, face au mémorial ACTe. Place de la Victoire, aux airs rétro.

Visions de Pointe à Pitre : statue de Vélo, joueur de tambour traditionnel guadeloupéen ( gwo ka) des années 70, autour de laquelle les rastas se réunissent. Quais, face au mémorial ACTe. Place de la Victoire, aux airs rétro.

Il faut venir aux Antilles : il y a tant de beauté à découvrir, et un si long chemin à parcourir encore ensemble…

Soleil levant.

Soleil levant.

Pour découvrir la beauté de la Guadeloupe => voir l’article

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13 commentaires pour
“Mémoires ambiguës de Guadeloupe”

  • super intéressant, ce doit être passionnant de se plonger dans ces lieux et ces objets de mémoire… je surveillerai de près mon Datura quand tu viendras à la maison 😉

  • Bravo pour ce texte remarquable et si juste sur le désespoir insulaire de ce qu’on a appelé un peu vite les “danseuses de la France”. Bravo d’avoir su sortir des villages vacances et des plages à cocotier, totalement décontextualisés, pour nous permettre d’approcher au plus près la vérité du désarroi guadeloupéen (et la beauté de Marie-Galante). Merci pour ce blog qui va bien au delà du voyage pour nous livrer la quintessence du monde.

  • Mais comme je suis d’accord avec vous, vous avez tout dit.
    Encore à ce jour, dans le quartier où nous avons notre maison, tout le monde est très sympathique, mais à quelques exceptions près, les noirs ont beaucoup de mal à se mélanger avec nous, que ce soi pour les apéros, où les repas, d’un côté je les comprends, mais il faut aller de l’avant, l’exclavage c’était il y a 200 ans. Bon d’un autre côté Paris est très loin, et les élus ne viennent chercher ici que des voies pour leur élection et apres on oublis tout et tout le monde.
    Quand cela va t il changer, il est temps.

  • Merci beaucoup pour ce commentaire, cela me fait très plaisir d’entendre le ressenti de personnes qui vivent en Guadeloupe aujourd’hui. Merci infiniment pour cette contribution au débat, j’en suis ravie !

  • C’est fou, comme en voyant les photos cartes postales, on n’imagine pas du tout ça. C’est bien ce que tu fais, de montrer l’envers du décor, ce que certains touristes peu scrupuleux ne veulent pas voir. Je n’imaginais pas que des bidonvilles de cette ampleur existent encore en France. Je savais pourtant les DOM TOM oubliés et bafoués. Pour moi, on les considere encore comme des sous-humains, et c’est scandaleux. Par exemple, pourquoi la date de péremption des produits laitiers est prolongée de 3 mois dans les DOM TOM par rapport à la métropole ? Oui, là-bas les produits sont encore “bons” quand on les considère “mauvais” pour les habitants de métropole. Pourquoi ? Ce n’est qu’un exemple, mais un exemple qui se rentient bien, et qui montre à quel point on se moque d’eux, et de nous.

  • Moi aussi, j’ai été sidérée et scandalisée de découvrir ces bidonvilles gigantesques, tellement insalubres et dangereux (partout, il y avait des traces d’incendie, à cause des raccords sauvages à l’électricité je suppose). Et je ne savais pas pour la DLC prolongée ! Mais oui, c’est hautement significatif…

  • La situation est très bien décrite, bravo. C’est le vrai reflet de la vie quotidienne en Guadeloupe.

  • Merci beaucoup, Marion. Je suis navrée que ce soit le cas.

  • […] et hôpitaux sont de grande qualité, leurs villes sont joyeuses et colorées. Après avoir été bouleversée par les bidonvilles de Guadeloupe, département français laissé à l’abandon, je suis marquée par la réussite seychelloise. […]

  • […] plus profonde et plus secrète que la Grande-Terre, sans doute aussi plus pittoresque. Alors que la côte de Sainte-Anne à Pointe-à-Pitre offre le spectacle désolant d’une urbanisation anarchi…, le sud de l’île sous le vent, les communes de Basse-Terre ou Saint-Claude, sur les flancs […]

  • […] sans tensions raciales et sans complexe post-colonial. Moi qui avais été très marquée par les déchirements de la Guadeloupe, j’ai été touchée par ce pays à la fois fier de son héritage et résolument tourné vers […]

  • Un super article, qui représente bien ce que toute la Guadeloupe m’évoque depuis des années. Je vis, va et viens sur l’île depuis un petit moment, et pour ajouter, je dirais que le manque d’information et de témoignage de l’ère pré-européenne me frappe toujours. Tout ce qui est fait à propos de l’esclavage est formidable et contribue effectivement à l’apaisement certain des relations avec les métropolitains.

  • Un très grand merci.

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