Itinera Magica

Californie apocalyptique, de Salvation Mountain à Joshua Tree

C’est la Californie des laissés pour compte, l’envers brûlé du décor de cinéma. C’est un road trip solitaire un peu sinistre, une virée dans une Californie désertique, toxique et abandonnée. Sur les rives empoisonnées du Salton Sea, dans les décombres de Salvation Mountain où errent les junkies, partons au pays de l’apocalypse. A Joshua Tree seulement, nous retrouverons un peu de beauté….
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Salvation Mountain.

Road trip halluciné dans le désert de Californie

Fin septembre 2016, je suis partie pour un long road trip en Californie, seule. A ce moment-là, j’avais besoin de cette solitude radicale, de ce « juste moi et la route ». La première partie de mon séjour a été littorale et radieuse : San Diego, La Jolla, Oceanside, Laguna Beach. Puis j’ai bifurqué vers l’intérieur, vers le comté de Riverside, et la désolation s’est abattue sur moi.

J’ai longtemps hésité à publier ce texte très noir et assez personnel, écrit à chaud, durant le séjour. Ce texte est très différent de ce que je publie d’habitude sur Itinera Magica, beaucoup plus pessimiste et introspectif. Mais au fond, j’avais envie de le partager avec vous. Un an plus tard, voici donc le récit de mon incursion au pays des anges tombés. Je n’ai rien censuré – ceci est du texte brut, écrit le soir dans les motels, au cœur du désert californien.

Si vous débarquez sur ce blog pour la première fois, ne commencez pas par cet article.

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L’empire de la désolation

Au moment de quitter Laguna Beach pour plonger dans le cœur désertique de la Californie, je me demande vraiment ce que je fous, et quel génie tordu du marketing a réussi à me convaincre qu’aller voir des cailloux et des bidonvilles mérite de renoncer à la sublime route côtière 101. J’aurais probablement annulé la partie dustbowl si je n’avais pas déjà payé l’hôtel à Indio.

Laguna Beach – difficile de renoncer à ça.

La route que j’emprunte n’est pas pour me rassurer. A moins de cinq miles de la mer déjà, le paysage entre en phase terminale. Je n’ai jamais vu ça de ma vie : une telle désolation. Je traverse Irvine, puis Riverside, dans un état de sidération catastrophée. Tout est mort. Tout. Cela n’a rien à voir avec ce que j’ai vu en Arizona, un désert alerte, rempli de cactus et de succulentes, grouillant de vie tenace et bien adaptée à l’aridité. Certes, le désert du Mojave a toujours été plus âpre et brutal que le désert de Sonora, dont l’Arizona fait partie – mais ce que je vois dépasse le particularisme topologique. Ces villes ont été fondées sur des sources, ici les troupeaux venaient paître, ici la vie avait droit de cité : l’histoire des villes du désert en Californie, c’est celle du miracle de l’eau, de zones épargnées par la sécheresse. Et pas même une seule vache ne pourrait survivre dans le décor apocalyptique que je traverse aujourd’hui. Partout autour de moi, pas un arbre, pas un buisson vivant sur les collines de la sierra, juste un manteau pelé d’herbe morte, brune, où rien n’a survécu. C’est comme si le paysage tout entier avait été scalpé. Et cette pelade de brindilles irrémédiablement sèches, c’est du combustible parfait. Je repense aux incendies titanesques qui ont ravagé la Californie depuis deux ans. Je me souviens de ce que disait un chef des pompiers : que chaque nouvel incendie rentrait directement au top 10 des plus cataclysmiques, que les records du nombre d’hectares brûlés ne cessaient d’être battus, que le feu avait changé de comportement et était impossible à contenir, sautant de colline en colline comme une armée démoniaque, enjambant les coupe feux, irrépressible, terrifiant. Qu’ils avaient l’impression de mener une guerre contre un ennemi infiniment plus fort qu’eux. Des dizaines de pompiers sont morts cet été, piégés par des feux qui se reformaient soudain en muraille, comme une marée infernale qui revient au galop – ce feu-là n’est plus du ressort humain. Il est chez lui. Le sol est ravagé, toute l’eau douce a été pompée, et une année 2016 riche en pluies (à cause d’El Nino) n’a rien pu y changer. La Californie est en train de crever.

Je m’attendais à trouver un peu plus de verdure à Palm Springs et dans la vallée de Coachella. En vérité, les collines sont tout aussi mortes, mais au fond des vallées, l’irrigation fait jaillir de terre des plantations de palmiers à huile et d’autres plantations compatibles avec l’aridité, dessinant des paysages d’oasis qui me font penser à Al Ain.

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Depuis les années 50, Palm Springs est la retraite chic des Angelinos qui décident d’arrêter leurs antidépresseurs et vont cuver leur phase psychotique au bord d’une piscine dans le désert. J’ai cherché dans tous les sens « que faire à Palm Springs », mais on ne me conseille que des spas, des cliniques de détox et des restaurants prétentieux dont l’alcoolisme mondain est le fonds de commerce. Alentours, c’est un morne mange-poussière. Les tuyaux d’irrigation énormes traînent partout, enlisés dans cinquante centimètres de sable. C’est le pays de Steinbeck.

Sur les traces d’Into the wild : Salton Sea, le pire de la Californie

Mon immersion dans l’envers du décor californien, je la dois à une scène de film. Dans Into the wild, le héros (qui va finir par crever dans un bus en Alaska après avoir malencontreusement mangé une racine qui détruit son estomac) commence son roadtrip en Californie et échoue au milieu du désert du Mojave, au pied d’une montagne psychédélique peinte à la gloire de Dieu. Salvation mountain. C’est elle qui m’obsède depuis, et c’est à cause d’elle que j’ai quitté Laguna Beach pour me taper trois heures de route dans ce no man’s land. A ce moment précis, je me jure de renoncer au cinéma. Je me dis que c’est bien la seule chose sur laquelle je suis d’accord avec les salafistes, le cinéma c’est le diable. J’ai presque envie de retourner à Palm Springs m’inscrire en détox des films masochistes qui te donnent des idées de merde. Mais j’avale la poussière jusqu’à la lie et je continue vers le pire du pire : le Salton Sea, probablement l’endroit le plus irrémédiablement moche et mort de l’Ouest.

Salton Sea.

Aucun lieu n’incarne mieux le désastre environnemental californien que le plus grand lac de l’Etat, le Salton Sea : près de 1000km carrés d’eau empoisonnée. Le Salton Sea est né d’un accident. En 1905, le creusement d’un système d’irrigation ouvre une brèche dans le lit du fleuve Colorado, et déverse des millions de litres au cœur du désert, dans une dépression rocheuse qui se remplit. L’inondation sera endiguée deux ans plus tard, mais les eaux d’irrigation continueront d’approvisionner le Salton Sea, créant un « lac miracle » au cœur du Mojave, qui aimante les foules. Dans les années 50, les Américains, qui étaient encore dans cette phase mégalo où ils pensaient que l’homme pouvait coloniser Mars et que les cigarettes étaient bonnes pour la santé, ont décidé d’en faire un endroit à la mode. Des stations lacustres ont ouvert, les yachts abondaient sur les eaux scintillantes, les stars venaient en villégiature, achetaient des maisons sur les rives du lac. Et puis soudain, dans les années 70, le Salton Sea s’est mis à mourir. Les rejets issus de l’agriculture dans la vallée de Coachella l’ont empoisonné et entraîné une eutrophisation extrême. Le lac est devenu un cloaque puant, biologiquement mort, où plus rien ne vit, aucun animal, aucune autre plante que cette vase méphitique à l’agonie qui envahit l’air. Le Colorado continue de nourrir le Salton Sea. De loin, les reflets du soleil sur ses mille kilomètres carrés nourrit l’illusion de la joliesse. De près, on porte la main à la gorge, on cherche un foulard pour se couvrir. Un lac mort au milieu de collines mortes. Le néant. Certains disent qu’il faudrait dérouter à nouveau le Colorado, laisser le Salton Sea se dessécher et mourir pour de bon. On leur répond que les effluves toxiques risqueraient de tuer toutes les personnes qui vivent dans la région.

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Aussi incroyable que cela puisse paraître, quelques communautés vivent encore au bord du lac dantesque. C’est un paysage indescriptiblement dérangeant. Tout a été laissé en plan, des stations essences abandonnées depuis les années 70, des restaurants et hôtels en ruine, des visions post-apocalyptiques au milieu desquelles des hommes continuent pourtant de vivre – mobil homes, baraques miséreuses de bric et de broc, desservies par des bus scolaires jaunes, incarnation même du déni. Salton Sea State Park, préparez-vous à payer, indique un panneau qui affiche les tarifs. Mais la guérite est désertée. Sur l’immense terrain de camping, il n’y a plus que deux caravanes, des voyageurs un peu paumés qui lisent les panneaux d’un air hébêté. Locations de kayak et de bateaux, promet un autre. Mais la marina n’est plus qu’un lit de vase noire. Personne n’a enlevé les panneaux du club de yachting, qui est devenu une espèce de centre social, et continue de prétendre à une activité nautique morte depuis longtemps. Les hommes ici vivent au milieu de cadavres en feignant de les croire en vie. Comme si le Salton Sea pouvait ressusciter, comme si quelqu’un allait rouler la pierre. Les trains de la Pacific company roulent sur l’immense voie ferrée qui traverse le royaume de l’illusion, d’immenses trains de marchandises venus du Canada, acheminant au cœur de la misère toute la richesse qu’elle voit scintiller comme un mirage. Je vois ce que je n’aurais jamais dû voir.

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Les palmiers-éventail de Californie

Je voulais accéder à l’oasis Dos Palmas, probablement une des dernières choses à voir dans la région du Salton Sea. Je savais que la route n’était pas carrossée sur les trois derniers miles, mais cela ne me perturbait pas trop : j’avais fait toute l’Apache trail sans 4×4 en Arizona. Mais en arrivant au début du chemin, je comprends aussitôt qu’il me faudra renoncer. La route est défoncée et ensablée au-delà du supportable, et seul un véhicule de rallye pourrait s’y engager. Rester embourbée dans cette région sans réseau et sans aucun passage, où marcher deux fois trois miles dans le désert avec une bouteille d’Evian de 0,5 L pour seul viatique, ne me paraissent que moyennement souhaitables. Je n’oublie pas qu’à l’été 2015, une famille française a été décimée à Whitesands, Nouveau Mexique. Partis pour une randonnée réputée facile, mais avec trop peu d’eau, les deux parents se sont effondrés après avoir laissé les dernières gouttes à leur fils de huit ans, que les rangers ont retrouvé recroquevillé, brûlé, déshydraté, mais vivant, auprès des cadavres de ses parents. C’est quelque chose que les Européens ont tendance à oublier : que la terre, ici, peut dévorer les hommes.

Comme pour me récompenser de ma sagesse, les palmiers que j’espérais voir à Dos Palmas surgissent miraculeusement le long de la route, quelques miles plus tard. Ce sont les « California fan palms », ces palmiers majestueux qu’on trouve dans les oasis de Californie et nulle part ailleurs au monde. Les résurgences d’eau douce dans le sol aride font surgir leurs hauts troncs en éventail, si typiques, si caractéristiques. Ceux-là ont manifestement su trouver quelque source le long du Salton Sea, et je les accueille avec la joie de l’enfant qui découvre un Kinder surprise dans une décharge.

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Niland, la ville des laissés pour compte

Je continue à longer les rives du lac zombie, vers la Salvation mountain. Enfin j’arrive à Niland, la ville fantôme où elle se trouve. Là encore, c’est la désolation. Motels et restaurants abandonnés, ouverts à tous les vents, rues envahies de poussière gluante, comme si quelque pandémie monstrueuse s’était abattue sur la ville. Et là encore, des gens vivent pourtant, les plus pauvres des pauvres, dans des espèces de camps de réfugiés sédentarisés, des baraques sordides et des campings cars, autour de jardins de sable remplis de Jésus effrités et de guirlandes de Noël. Je n’ai jamais rien vu d’aussi grimaçant. Je ne m’arrête même pas pour faire des photos, parce que j’ai la trouille. C’est le pays des morts vivants.

C’est aussi à Niland qu’on trouve Slab City, « la dernière ville libre des Etats-Unis », campement des marginaux, des squatteurs, des gens en rupture avec le monde. Il y aura peut-être des gens pour raconter que c’est cool, alternatif, positif. Moi je vois des gens défoncés au regard vide et à l’avenir qui se reflète dans le Salton Sea.
Et enfin, que dans le jour descendant, je vois surgir la Salvation mountain.

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Salvation Mountain, le pèlerinage des junkies

Soudain je ne regrette plus mon incursion dans le ventre du néant. C’est une colline multicolore, née de bétons et de ferraille agglomérés, qui semble peinte sous ecstasy, et où trône le message God is love, décliné de mille façons. Des camions abandonnés, peints en mille couleurs, arborent des versets bibliques. Au sein de la montagne, on trouve des grottes psychédéliques, de petites chapelles avec des Vierges Maries qui ont perdu leur tête, et un immense arbre peint en rose et vert, une sorte d’arbre de vie mystique pour hippies illuminés. Je rentre dans le cœur de Dieu. Salvation mountain est digne d’ébranler même un athée : c’est une des plus belles, des plus touchantes expressions de l’art naïf et du mysticisme que je connaisse. Je vais de chambre en chambre au creux de la montagne, fascinée. Salvation mountain est l’œuvre de Leonard Knight qui à l’âge de quarante ans a connu une crise mystique, et dévoué sa vie à l’édification de cette folie de foi, témoignage d’une religiosité brute – l’amour, la rédemption – rétive à toute institutionnalisation. Jusqu’à sa démence en 2011 (il meurt en 2014), il a entretenu la montagne. Aujourd’hui, l’association de ses amis a pris le relai, et des gens viennent poser leur campement dans le désert, avec leurs pots de peinture et leurs rouleaux, et entretenir l’œuvre unique. L’un d’eux veille sur le site, avec ses trois chiens, un petit soldat de Dieu au milieu du Mojave, qui repeint un flanc de colline.

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Peu de voyageurs visitent Salvation mountain, si loin de tout, mais il y a groupe de trois baroudeurs en survêtement douteux, deux jeunes et un vieux, qui me racontent être sur les routes depuis un an, et vouloir se poser quelques jours à Slab City. Ils me proposent un joint, une pipe de crack, ou de coucher avec l’un des trois (ou avec tous, c’est selon). Je décline avec ma politesse désormais habituelle et songe que si ça dégénère, j’irai me réfugier auprès du soldat de Jésus avec ses trois molosses. Mais ils acceptent mon refus avec une résignation gracieuse. Depuis que je suis seule en Californie, on m’a proposé toutes les drogues et tout le kamasutra. Je réponds non merci comme s’il s’agissait d’une tasse de thé.

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Une fois le soleil couché, je retourne vers la vallée de Coachella, le seul endroit où on trouve des motels – aucun hébergement n’est plus proposé sur les rives du Salton Sea. Je dors à Indio dans un motel étonnamment convenable, et me mets en route tôt le matin vers le parc national de Joshua Tree, à une cinquantaine de kilomètres à l’Est. Parmi les grands parcs nationaux de l’Ouest, Joshua Tree est souvent délaissé, car il est excentré, à l’écart de toutes les routes habituelles de road trip – ce qui explique que je sois si souvent venue dans l’Ouest des Etats-Unis sans l’avoir vu encore. Cela fait plusieurs années que j’en rêve. Plus encore que la Salvation mountain, c’est lui qui justifiait la virée désertique.

Joshua Tree

Les cactus de Joshua Tree

Je rentre dans le parc au sud, par Cottonwood, et au début, l’inquiétude me saisit : le paysage n’a pas changé. Toujours cette moquette de trucs morts, ces cailloux sans rédemption. Puis peu à peu, la vie revient. La zone orientale du parc appartient déjà au désert de Sonora, et je retrouve les cactus d’Arizona : les ocotillos, qui ressemblent à de longues tiges mortes en période de sécheresse, et reverdissent et fleurissent aussitôt que la pluie tombe, les chollas, des espèces de nounours épineux qui se jettent sur les passants pour transporter leurs graines ailleurs. Les cactus du désert de Sonora, je les connais désormais par cœur, je me les suis fichés dans les pieds, les mains, les fesses et toute autre partie charnue de mon anatomie, j’ai lu tous les bouquins, vu tous les jardins botaniques, je suis incollable, et peux expliquer crânement à une Allemande que ça, c’est pas du tout une cholla, enfin, c’est un prickle pear. Je me sens dans mon élément.

Cholla.

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Ocotillo

Puis la zone Sonora s’achève, retour dans le Mojave, et c’est de nouveau la désolation. Les panneaux s’excusent : en raison du changement climatique, il n’y a plus d’arbres de Josué dans cette partie du parc, mais continuez vers le nord, enfoncez-vous dans le parc, vous allez les trouver. Je comprends que la zone de vie des arbres magiques rétrécit toujours davantage, qu’ils se terrent au cœur du parc comme des bêtes traquées.

La première fois que j’ai vu un Joshua tree, c’était à l’été 2015, quelque part à proximité du Grand Canyon. J’avais été fascinée par la beauté de ces grands yuccas dégingandés qui semblaient tendre mille bras désespérés vers le ciel – une créature d’oraison, à qui on a multiplié les mains pour qu’elle puisse mieux implorer son Dieu. J’avais appris ensuite que c’était exactement la raison pour laquelle les premiers pèlerins les avaient nommés Joshua trees, ce qui m’avait vaguement inquiétée : j’ignorais avoir le même imaginaire qu’un puritain du 19e paumé dans le désert. Aujourd’hui, la silhouette des arbres de Josué me paraît plus poignante encore : leur prière est une supplique pour la survie. Ils sont pour moi devenus le symbole de cette Californie suppliciée, à bout de souffle. Les panneaux racontent que Joshua Tree était un jardin d’éden, le havre des troupeaux, qu’au XIXe siècle, les vallées secrètes cachées derrière les rideaux de rochers abritaient de verts pâturages. Il n’en reste pas une trace.

Wonderland of rocks : l’âme du granit

C’est quand j’arrive au campement de Whitetank que je vois les premiers surgir. Encore petits, encore chétifs. Mais la forêt de Joshua trees commence. Ainsi que l’autre merveille du parc national, ce qu’on nomme le « wonderland of rocks » : le pays magique des rochers. Le titre n’est pas usurpé. Des monolithes énormes, spectaculaires, déploient des formes lunaires, rondeurs pleines ou émondées, doigts tendus en bouquet au-dessus des fissures, arches à demi écroulées, champs d’énormes galets lisses et polis ou mystère des formes capricieuses. Je pense aussitôt aux Seychelles, aux blocs de granit rassemblés sur les plages comme autant de dinosaures assoupis. L’exposition géologique valide l’analogie : il s’agit bien du même phénomène.

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Nombre de gens pensent que les rochers de Joshua Tree sont du même matériau que les mesas de Monument Valley ou Sedona, que les grottes fantastiques d’Antelope Canyon : du grès, sandstone en anglais, accumulation de sédiments sableux qui ont formé les hauts plateaux de la région du Grand Escalier. Mais en réalité, il ne s’agit ici pas de grès, mais de granit.

Le granit est l’enfant abandonné des plaques qui divorcent. Il forme une couche profonde du manteau terrestre, d’ordinaire cachée sous des centaines de mètres d’autres couches, loin de nos yeux. Mais là où la tectonique fendille l’écorce, là où les mouvements de subduction laissent les roches profondes à nu, le granit apparaît. Aux Seychelles, c’est parce que lors de l’éclatement du Gondwana, les îles sont restées seules au milieu de l’océan, vestiges résiduels du cataclysme, orphelines de la dérive des continents, dont elles révèlent le visage abyssal. A Joshua Tree, c’est parce que la faille de San Andreas court au fond de la vallée – on la voit depuis le point de vue des Keys, le sommet du parc, monstrueuse, terrifiante, la matrice des catastrophes qui un jour déchiquèteront la Californie. Ici la plaque américaine et la plaque pacifique divergent, et le granit, poussé par des forces colossales, remonte mutilé, brisé par les mâchoires tectoniques – d’où ces formes délirantes, ces courbes qui trahissent de très anciennes bulles de magma, ces arrêtes qui révèlent la cassure, et que l’érosion continue d’affiner. Le paysage de Joshua Tree est un rescapé de la nuit des temps. Et je suis submergée par une émotion profonde. Au milieu du peuple d’arbres suppliants, je vois le cœur de la Terre, et l’écrasante majesté des millénaires. C’est beau, beau, déchirant, ces forêts de yuccas immenses, ces amoncellements de roches à qui le crépuscule dessine des ombres solennelles, ces ciels du désert que le soir plonge dans un délire de rouges et de mauves. Joshua Tree me bouleverse.

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Etre une rockstar au Joshua Tree Inn

Je dors dans un motel suffisamment mythique pour ne pas être sur Booking ou Tripadvisor, le Joshua Tree Inn. Dans les années 60, tout ce que Los Angeles comptait de rockstars venait se réfugier ici, dans cet endroit qui stimule infiniment l’imagination créatrice, et dormait au bord de la piscine du Joshua Tree Inn. Les Rolling Stones y ont composé nombre de leurs chansons. Gram Parsons y est mort d’une overdose ; à mon arrivée, la réceptionniste me propose gentiment d’occuper sa chambre, mais je décline, et choisis celle d’une musicienne et pin-up, Emylou Harris. L’endroit possède un charme incroyable, une espèce d’emporium du rock’n’roll, avec force vinyles et posters dédicacés, affiches des 60’s, déco dans son jus, mémorial à Gram Parsons en forme de guitare, et cette piscine au fond trouble, bordée de Joshua trees, au bord de laquelle somnolent des bikers sexagénaires. La playlist qui résonne dans le jardin de cactus et de glycines est impeccable, un pur délice rétro. J’adore ce lieu.

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Joshua Tree, artistes et soldats

Le village de Joshua Tree n’a rien à voir avec la désolation de Niland. C’est ici un refuge choisi et non subi, un endroit roots et brut de décoffrage, plein de bars à la tronche improbable et de magasins à la dégaine de saloon, mais bien vivant. Pioneertown a été fondée en 1946 par des investisseurs hollywoodiens qui rêvaient de créer un décor de cinéma à ciel ouvert, une ville comme dans les années 1870, fidèle à l’esthétique de la frontière. Et les gens sont venus prendre possession de la maquette. On sent que les habitants aiment ce lieu, les arbres fantomatiques qui poussent dans leurs jardins, la mémoire de la Terre et le souvenir des 60’s, on sent qu’ils sont venus ici de leur plein gré, pour habiter pleinement cet endroit hors-normes, se baigner de son énergie. Il paraît que les artistes continuent de venir créer ici, que des stars partent deux semaines en retraite désertique et reviennent la guitare saturée de chansons. Et surtout, il y a tous les militaires stationnés à la base toute proche de 29 Palms, venus s’entraîner dans le désert qui ressemble un peu à ceux d’Afghanistan ou d’Irak avant d’y partir pour de vrai… et leurs femmes esseulées venues faire la fête pour oublier l’angoisse du coup de fil. Le village de Joshua tree palpite.

On me conseille le bar-resto Pappy’s and Harriet’s Palace, le bar mythique du coin. L’ambiance est hyper chaleureuse, un décor de western bondé de gens qui s’amusent, et la nourriture est extra. Les gens sont chaleureux et m’invitent à leur table. C’est soirée karaoké à Pappy’s and Harriet’s, et mes nouveaux amis américains, le fait d’être à 9000 kilomètres de toute personne que je serais susceptible de revoir, et le massacre de Walk of life par un dénommé Rooster (poulet) m’engagent à me jeter à l’eau pour la première fois de ma vie. Je me lance donc sur Ziggy Stardust de Bowie, et je préfère ne pas savoir ce que les gens en ont pensé – surtout qu’après moi passe une nana au look incroyable, ronde et belle, couverte de tatouages et de piercings, qui rugit un Don’t stop believing magistral. Les gens dans ce bar sont un défilé de mode alternative, et j’ai l’impression de voir les fringues que ma mère portait dans les années 70-80 ressorties de la cave et assorties de façon hasardeuse.

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Questions existentielles au coin du feu

A mon retour au Joshua Tree Inn, je trouve près du feu de jardin deux couples qui étaient à la soirée karaoké, et qui me hèlent « eh Ziggy Stardust, viens t’asseoir avec nous » ! Ils ont mon âge, l’âge où on a merdé sa vingtaine, ne sait pas trop où on en est de sa vie et part pour des virées dans le désert avant d’atteindre une trentaine sans gloire. On se dit qu’à nos âges, nos parents avaient des carrières, des plans de vie ambitieux, qu’ils étaient lancés. Nous avons fait des études passionnantes et sans issue et nous sommes des jeunes gens intelligents, cultivés et complètement inutiles à une société qui a de moins en moins besoin de main d’œuvre humaine. Nous ne croyons en rien, si ce n’est peut-être à l’amour. Les deux couples ont voyagé ensemble pendant un moment, depuis la Nouvelle-Orléans et les bayous de Louisiane (qu’ils me décrivent comme l’endroit le plus fabuleux qu’ils connaissent), et leurs chemins se séparent maintenant, car l’un d’eux part demain pour Vegas. Ils veulent se marier dans la Valley of fire. En attendant, ils dorment dans la chambre où Gram Parson a clamsé. L’autre va rester quelques jours à Joshua Tree. Elle est musicienne, elle rêve que l’ambiance incroyable du désert fasse jaillir d’elle l’album tant espéré. Ils me proposent un joint, mais pas de pipe de crack, ni de sexe. Du coup, je suis vexée et je refuse.

Partir.

La nuit sur Joshua Tree

Vers deux heures du matin, avant d’aller me coucher, je retourne une dernière fois au cœur du parc. Les arbres de Josué se lamentent sous fond de constellations. Au milieu des troncs desséchés et du granit qui rappelle l’imminence des catastrophes tectoniques, j’ai comme l’impression d’un adieu. Je me dis que c’est peut-être la dernière fois que je viens en Californie, avant qu’elle s’ouvre en deux. Je dis au revoir aux pèlerins et aux scarabées, aux guitares et aux monolithes, et je m’endors les yeux ouverts sur les galaxies.

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Un de ces quatre, je vous parlerai de Laguna Beach et de Santa Monica, ça sera plus joyeux. En attendant, les articles à venir : Saint Tropez, Aveyron, Disneyland, Ardèche… Abonnez vous ?

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