Itinera Magica

J’ai grandi dans une maison hantée

Connaissez-vous le défilé de Donzère, en Drôme provençale? Voici le pont du Robinet, les falaises du Rhône, et ma maison hantée. Histoires de fantômes.

Chez moi, en Drôme provençale.

D’où venez-vous ? La question est trompeuse. On peut naître quelque part par hasard, par un caprice du destin, et ne jamais y prendre racine. On peut passer toute sa vie dans un endroit sans jamais le faire sien, et toujours aspirer à autre chose, à un ailleurs qui nous ouvrirait les bras. J’ai longtemps cru que j’étais une fille de l’air, toujours à la poursuite du soleil, heureuse partout, chez moi nulle part. Mais je sais aujourd’hui que j’avais tort. Le lieu où je suis née est un sortilège auquel ma vie n’échappera pas. Où que j’aille, où que je m’enfuie – je suis condamnée à n’être chez moi qu’ici, au sud de la Drôme. Et tous les voyages me ramènent toujours à la maison.  Aujourd’hui, je vous révèle d’où je viens. Le défilé de Donzère, des archanges un peu maléfiques et des fantômes mangeurs de produits laitiers sont inclus.

Chat noir sous la porte de l’Argentière, à Donzère…

 

Coucher de soleil sur le défilé de Donzère

 

Le défilé de Donzère, en Drôme provençale

J’ai grandi à Donzère, une petite ville du sud de la Drôme provençale, sur les bords du Rhône. Dans les vieux manuels de géographie, Donzère s’illustrait par le défilé auquel elle a donné son nom : ici, le fleuve se resserre, pris en étau entre de hautes falaises de calcaire, et devient plus profond, plus rapide et dangereux qu’ailleurs. C’est un peu l’équivalent provençal du rocher de la Lorelei sur le Rhin – le lieu périlleux où l’eau se fait sournoise et où l’écho des voix sur le rocher joue des tours aux marins. Au cœur du défilé de Donzère, le pont du Robinet, superbe pont suspendu du début du 19e, a été trois fois reconstruit après avoir succombé aux colères du fleuve.

Le Pont du Robinet

 

Moi au sommet des falaises, au dessus du défilé

 

Suspendu au dessus du Rhône profond, le pont du Robinet

 

Les falaises surplombant le Rhône

 

Le défilé vu depuis l’archange, à Viviers

Les rives du Rhône, ici, sont sauvages et labyrinthiques, traversée par mille canaux bordés de figuiers, de sanguines et de ronces. Ce sont des paysages dont l’envergure poétique est méconnue : souvent les gens filent sur l’A7, vers la Méditerranée, et ignorent tout de nos falaises vertigineuses, de nos rives enchevêtrées, de nos reliefs ciselés par le calcaire.

Sur les rives du Rhône

Le cœur de Donzère est un petit village provençal datant du XIe siècle, avec un dédale de rues voûtées et enjambées par des arches de pierre, une église romane remarquable, une imposante tour de l’horloge et de petites places où on imagine un vieux bal populaire. Les remparts d’une forteresse médiévale en ruines la surplombent, et portent le regard jusqu’au Rhône et aux collines d’Ardèche.

Au sommet des remparts de Donzère.

 

Dans les rues de Donzère, en Drôme provençale

Mais quand je dis Donzère, à vrai dire, je pense moins à la ville qu’à la maison. J’entends les italiques. Mon frère et ma sœur aussi. Où que nos vies nous mènent, quelques soient les étapes du parcours, quand nous disons « la maison », nous ne pensons qu’à celle de Donzère.

Dans les rues de Donzère

La maison du destin

Mes parents ont acheté cette maison alors que j’étais dans le ventre de ma mère. Pourtant, aucun des deux ne venait d’ici. Mon père avait grandi de l’autre côté de la mer, au Maroc, et ma mère au pied des hauts beffrois du Nord. Tous les deux avaient quitté leur pays natal. Leurs maisons d’enfance avaient été vendues, confiées à d’autres mains, et ils ne pouvaient répondre à la question « tu viens d’où ? » que par un temps du passé. C’est quelque chose que j’ai du mal à imaginer, et qui m’effraie : devoir dire un jour « j’ai grandi en Drôme provençale », sans que plus rien n’ancre dans le présent ce pan tellement essentiel de ma personnalité et de ma vie.
Pourtant, c’est un concours de circonstances qui m’a fait naître à Montélimar, le 6 septembre 1989. Une série de hasards à qui rien ne prédestine. Alors que ma mère touchait au terme de sa grossesse, elle a entendu parler d’une maison à vendre que personne ne voulait acheter.
Une maison complètement paumée, loin de tout, au bout d’un chemin cahoteux qui défonçait les voitures basses. Une maison perchée sur un éperon rocheux, au-dessus des falaises surplombant le Rhône, seule comme un phare sur une île perdue.

Vue sur le Rhône depuis la maison.

Une très vieille maison, dont les anciens cadastres attestaient les traces dès le XVIe siècle, qui avait été au XIXe une magnanerie – une manufacture où on tissait la soie à partir des cocons des vers du mûrier. Une maison à moitié en ruine, « inhabitable ».
Une maison entourée de forêts, de puits et de bassins de pierre, des voûtes souterraines où se réfugient les salamandres, tout un réseau hydraulique complexe et infiniment ancien, dont les ruines d’un vieil aqueduc qu’on prétend gallo-romain. Quelqu’un m’a dit un jour que « Donzère » venait de « Duzéra », que ce nom ancien signifiait « forteresse de la montagne », et qu’il y a une infinité de siècles, le premier village avait été fondé ici, là où se dresse aujourd’hui la maison. Tout autour de nous, sur les pentes qui mènent au Rhône, nous trouvons les ruines de très vieilles habitations, pierres disjointes, routes oubliées, et la question reste en suspens – quand… ?

Ma mère a eu le coup de foudre pour cette maison de conte de fées. Un morceau de bout du monde, des hectares et des hectares de forêt, tout cela pour une bouchée de pain – elle a senti qu’une telle occasion ne se reproduirait pas. Elle savait que le monde rapetissait d’année en année, que les solitudes étaient mitées par l’urbanisation et la flambée des prix, et que c’était sans doute la seule chance de devenir propriétaire du château de la Belle et la Bête. Même déglingué, même en vrac.

La maison labyrinthe

Les travaux ont duré dix ans, petit morceau par petit morceau. Nous avions pris l’habitude de vivre dans le provisoire. Pendant très longtemps, nous n’avions pas l’eau de la ville, et vivions de citernes tout l’été. Quand j’étais petite, il y avait des portes qui donnaient sur le vide, et des escaliers qui ne menaient nulle part. Mais nous ne voulions pas détruire. C’était presque de la superstition : ma mère avait lu les livres, vu les films d’horreur. Dans une vieille maison où tant de gens sont nés et morts, on ne rase rien, on ne remue pas le sol riche en squelettes, on ne chamboule pas les esprits du lieu. On transforme peu à peu, sans perturber les fantômes. La maison est restée bizarre. L’ancien et le neuf s’emboîtent comme dans un château de cartes, les visiteurs se perdent toujours les premiers jours. Il y a plusieurs tableaux électriques, plusieurs systèmes d’approvisionnement en eau, le dédale des vannes et des conduits envoie tout électricien et tout plombier en cure de repos. Il y a des alarmes vicieuses qui vrillent les oreilles et manquent d’électrocuter l’imprudent qui met ses doigts au mauvais endroit. On compte mille clefs et autant de verrous compliqués. Il fait un froid glacial l’hiver, malgré tous nos efforts d’isolation et de rénovation, mais frais l’été. La partie la plus ancienne, la cave voûtée, est si épaisse et opaque qu’on pourrait sans doute y survivre à un accident nucléaire.

Quand j’étais ado, la maison m’inspirait pas mal d’images gothiques.

Une maison de film d’horreur

La maison parle, la maison vit. La nuit ici est pleine de murmures. Les grands cyprès ont quelque chose de mortuaire, les chênes jettent des ombres grinçantes sur les vieux carrelages. Les sangliers font bouger les arbres comme des marionnettes, le crépuscule est rempli de chauve-souris. Sans même parler de nos animaux à nous, dont l’œil ne se ferme pas quand le soir descend. La nuit, on entend les chiens attaquer des spectres cachés dans les buissons et l’échine des chats se hérisse quand ils fixent un ennemi invisible sorti des placards. Mon frère, ma sœur et moi, nous le savons : la maison est vivante. C’est un grand cœur qui bat dans le noir, et qui nous dit : reviens.

A un moment de ma vie, j’ai voulu fuir Donzère, et j’ai cru pouvoir y échapper. J’ai fait mes études loin, et j’ai eu la chance inouïe de faire le tour du monde, d’aller dans des endroits dont le simple nom fait rêver, comme l’Australie, les Seychelles ou Hawaï. Je partage ma vie entre plusieurs endroits, Aix-en-Provence, Munich, et tous les lieux où une coïncidence ou un désir m’appellent. Mais je sens, je sais que je ne serai jamais chez moi ailleurs. Ailleurs qu’en Provence. Ailleurs qu’à la maison. C’est comme une ancre qui ferait le tour du globe et me ramènerait toujours sur les plateaux calcaires, sous les chênes verts et les pins, au creux du défilé de Donzère.

Vue sur les falaises hérissées de pins foudroyés, depuis la maison.

Dans les livres, les gens hantés par une maison l’ont reçue en héritage depuis les plus hautes branches de l’arbre généalogique. Leur trisaïeul y est mort, le blason de leur famille orne la cheminée depuis mille ans. Je n’ai pas ce privilège aristocratique, mes ancêtres étaient des paysans et des artisans. La maison a été achetée l’année de ma naissance. Mes morts ne dorment pas ici. Mais c’est comme si, depuis les limbes amniotiques, j’avais reçu un écho venu du fond des âges. Comme si la maison m’avait donné les clefs du caveau. « Ce sont tes légendes, désormais ». Les salamandres, les aqueducs, les vers à soie, les murs de pierres sèches, les sarments biscornus, les douves, les caves profondes, les chênes tricentenaires, les chemins secrets. Mon trésor et mon sacerdoce. La maison habite mes rêves. Ma plus grande crainte, c’est d’en être un jour bannie. Je ne peux imaginer repasser à Donzère sans pouvoir rentrer à la maison.

Tant qu’une racine s’enfonce dans cette terre, l’arbre vivra…

C’est à cause d’elle que j’ai toujours aimé les histoires de château hanté, de malédiction ancienne, de secret dormant. A cause d’elle que mon imaginaire est gothique en diable, que je crois aux fantômes quand le soir tombe, et aux murs qui gardent l’empreinte des voix éteintes.

L’archange de Viviers et les donzelles de Donzère

Depuis les pièces les plus hautes de la maison, on aperçoit, sur l’autre rive du Rhône, la statue la plus saisissante que je connaisse : l’archange Saint Michel terrassant le démon, au-dessus de la ville de Viviers. Au pied de la statue se trouve une petite pièce grise, aux murs épais. Un cachot. Au Moyen-Âge, lors des grandes épidémies de lèpre et de peste, on y parquait les condamnés, emmurés de leur vivant. Vertu et sadisme se confondent parfois étrangement, quand le soleil se couche sous les ailes de l’archange. Dans la lumière du soir, le bien et le mal se livrent à la lutte éternelle, et la nuit semble sceller la victoire de la bête. Quand le noir et la brume nimbent le Rhône d’un épais linceul, je ne sais si je dors sous l’œil de l’archange, ou du démon tordu à ses pieds.

Viviers, vue depuis la maison.

 

L’archange et son démon

 

Panorama au pied de la staute

 

L’archange et sa ville.

 

Viviers, vue depuis la statue

Et sur la colline qui fait face à la maison, sur le versant drômois du défilé de Donzère ? A demi dissimulés par la végétation se dressent trois rochers aux formes hâves et mélancoliques, qu’on appelle les « trois donzelles de Donzère » : trois jeunes filles changées en pierre à force d’attendre leur fiancé parti sur le Rhône. La patine des averses sur le calcaire tendre leur a dessiné des voiles de veuve. Depuis combien de siècles espèrent-elles le retour qui ne viendra jamais ?

Les Donzelles de Donzère

Histoires de fantômes et de yaourts

J’ai déjà eu des amies venues dormir qui m’ont réveillée au milieu de la nuit, paniquées. Il y a quelqu’un. Il se passe quelque chose. La maison nous taquine. Dans la famille, nous avons tous des histoires.
Un jour, un miroir énorme, hérité de mon arrière-grand-mère, s’est renversé dans une pièce vide, nous condamnant à sept ans de malheur et nous plongeant dans la terreur : comment ce miroir avait-il pu s’écraser sans que personne y touche ? La vérité était velue : un chat avait réussi, on ne sait comment, à se faufiler dans cette chambre inhabitée sous les combles, et avait précipité la chute de la glace.
Souvent dans la maison, les animaux sont la clef des histoires de fantômes. Un hibou grand-duc s’est un jour engouffré par la cheminée – vous imaginez ce que c’est de rentrer chez soi et de découvrir un oiseau paniqué de deux mètres d’envergure en train de refaire la déco avec méthode et goût. Petite, j’ai eu droit à la visite d’une chauve-souris dans ma chambre, ainsi que d’une énoooorme araignée tombée sur ma tête en plein sommeil.

Les chats, à l’origine d’un certain nombre de phénomènes paranormaux

Mais les bestioles n’expliquent pas tout. Ma mère a eu un jour ce rêve étrange, alors que commençaient les plus gros travaux. Des esprits sont venus la voir en songe et lui ont dit « Ne touche pas à la tour centrale. » C’était un avertissement. Ma mère est athée, rationnelle, pas du tout versée dans le paranormal… mais nous n’avons pas touché à la tour centrale. On n’énerve pas les morts. Mon histoire à moi est moins solennelle : un jour, j’ai rêvé que le fantôme des roches allait dans le frigo piquer le dernier yaourt à la fraise, jalousement gardé depuis des jours et soigneusement planqué derrière les mal-aimés yaourts à la cerise, que j’abhorrais. (Parenthèse produits laitiers : sérieusement, y a-t-il quelqu’un parmi vous qui aime les yaourts à la cerise ? Je ne dis pas tolérer, mais aimer, vous savez comme dans la chanson « aimer, c’est ce qu’il y a de plus beau, c’est monter si haut, toucher les ailes des oiseaux », tout ça. J’ai l’impression que les yaourts à la cerise sont toujours les rebuts, les pestiférés, ceux qu’on mange à contrecœur en ravalant un haut-le-cœur. Pourquoi les fabricants continuent-ils d’en mettre dans les paquets ?!) Revenons à nos fantômes. Au petit matin, le yaourt à la fraise avait disparu. La poubelle ne contenait aucun emballage. Toute la famille a clamé son innocence. Je ne saurai jamais s’il s’agissait d’une fringale ectoplasmique ou d’un larcin fraternel.

Donzère, la ville où les yaourts disparaissent

Mais la maison ne m’a jamais fait peur. On m’a dit plusieurs fois que c’était une maison de film d’épouvante. On m’a demandée si elle était hantée. « Bien sûr », ai-je répondu. Comment pourrait-il en être autrement, dans une maison vieille de quatre siècles, où chaque pierre cache un mur effondré, chaque talus, un squelette, chaque porte, un secret ? Il y a un tunnel sous la maison, que nous n’avons jamais exploré jusqu’au bout, par peur de l’effondrement. Il y a quelque part, sur les hauteurs, des grottes où des randonneurs nous ont dit avoir vu des ossements. Bien sûr qu’il y a des fantômes. Mais ils ne m’en veulent pas. Ils savent qu’un jour, je serai l’un d’eux. Que je mourrai ici, qu’on jettera mes cendres au pied d’un chêne, et que je me joindrai à leur chœur silencieux. Ils savent que je suis acquise à leur cause. Pourquoi se hâteraient-ils ? Je serai un jour à eux. Et je piquerai tous les yaourts à la fraise, nuit après nuit, jusqu’à la fin des temps.

Sur les falaises, où je compte squatter pour l’éternité.

 

Salut, futurs habitants de la maison. Voici votre fantôme

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